1969, Madras. Alain est un jeune étudiant parachuté en Inde à la fin de son cursus universitaire. Une expérience qui le marquera à jamais. Plus de 50 ans plus tard il partage ses souvenirs de Madras sur lepetitjournal.com, un régal !
Que pouvait-on faire il y a 50 ans ?
En ces années 1969-70, nombreux sont les amateurs d’aventure qui se rendent en Inde (*) ou plus loin et "font La Route". Si on ne craint pas de voyager à la dure et qu’on dispose de beaucoup de temps, on peut à bon compte traverser plusieurs pays en train puis bus : Grèce, Turquie, Iran, Afghanistan (pour ce dernier c’est faisable en une grosse journée de voiture) et Pakistan, ce qui serait suicidaire aujourdhui vu les diverses situations politiques. De là est accessible toute l’Inde, mise à la mode par la culture hippie, sans oublier le Népal censé être un paradis de la drogue. J’ai rencontré deux jeunes femmes qui avaient effectué le trajet Paris-Delhi en 11 ou 12 jours au volant d’une Citroën ID 19 …
A l’est de l’Inde, ça ne passe pas, il est interdit de pénétrer en Chine ou en Birmanie par voie terrestre. Madras est donc un lieu de transit quasi-obligé et relativement fréquenté par les voyageurs et les routards qui veulent se rendre en Malaisie, Thailande, Indonésie ou Australie. Deux fois par mois, une ligne maritime régulière relie en une semaine notre ville à l’ile de Penang (Malaisie) puis à Singapour et, de là, la porte est grande ouverte vers l’Asie du sud-est. Le "State of Madras" et le "Rajula" transportent des tamouls qui vont travailler dans les plantations d’hévéas, et aussi des voyageurs et quelques voitures.
(*) Pour aller en Inde par avion en 1970, il fallait débourser environ 3800 francs, soit l’équivalent de 4400 € de 2020, pour un billet A/R classe touriste Paris-Bombay sur une compagnie régulière. Les vols dits "charters", affrétés par Jeunes Sans Frontières ou Nouvelles Frontières sur des compagnies comme United Arab Airlines, étaient rares et coûtaient environ 1850 francs (2150 €) A/R sur la même ligne …
Quelques rencontres, toujours peu banales
Le Consulat étant désormais fermé, l’Alliance Française est un rendez-vous commode pour les gens de passage ; de plus, on peut y lire un journal ou simplement discuter avec des français. Il n’est pas rare que nous recevions la visite de voyageurs, isolés, le plus souvent en couple, rarement en groupe. Il nous arrive de donner un "tuyau", certains sont beaucoup plus exigeants. C’est ainsi qu’un jeune routard culotté me fait comprendre qu’il s’installerait volontiers chez moi pour une ou deux semaines et se montre fort mécontent de mon refus : "Et la notion de rendre service, alors ???". Je lui signale que le Sikh Temple est gratuit et lui explique que je n’ai pas vocation à tenir une Auberge de Jeunesse… Moins drôle, un gentil petit gars un peu naïf avait planté sa tente dans un coin de Marina Beach. Évidemment, elle était vide quand il est revenu. Je lui donne quelques vêtements, puis il repart, pour où ?
De passage au Queen’s Hotel, un jeune couple avec un petit enfant attend le jour du paquebot. Coopérants au Laos, ils reviennent de Bretagne où ils ont passé les grandes vacances, au volant de leur break Citroën AMI 6. Déjà trois semaines de route. Ils arriveront à temps pour la rentrée dans leur lycée de Vientiane.
Autre jeune couple, suisse cette fois, qui a décidé de quitter son pays, "C’était trop propre, on s’ennuyait", pour aller vivre en Australie. Ils ont minutieusement préparé leur équipée, aménagé une 2 CV, fait toute la route et se retrouvent bloqués à Madras à cause d’un transfert d’argent qui n’arrive pas. Ils resteront deux bons mois, s’intégreront à notre petite communauté. Elle, secrétaire, s’emploie à quelques travaux à l’Alliance et lui, technicien, remet en état tout notre matériel de projection. Ils embarquent sur le "Rajula" et après quelques péripéties s’installeront à Darwin ; notre amitié a traversé ce demi-siècle.
Une aubaine incroyable
Décembre 1970. Nous recevons la visite d’un cadre de l’Electricity Board (= EDF) qui sollicite notre aide. Un projet hydroéléctrique est en cours d’achèvement dans les montagnes du Sud, le barrage est construit, et la centrale en cours d’installation. Pour cette dernière étape, la firme française – dont je tairai le nom par charité – a envoyé une équipe de techniciens et ingénieurs. Gros problème, aucun d’entre eux ne parle anglais, ils sont sur place depuis une semaine et sont totalement incapables de communiquer, pas même pour les actes de la vie courante. Bref, "Auriez-vous un interprète ?".
Nous avons fait il y a quelques jours la connaissance d’un sympathique jeune voyageur très dégourdi, bien chevelu, qui vient de temps à autre à l’Alliance pour lire Le Monde ou emprunter un bouquin. Par chance, il est à la bibliothèque. "Ça te dirait de gagner xxxx Roupies* pour 2 semaines de boulot au Kérala, tous frais payés ?" Devinez la réponse.
* j’ai oublié quelle somme, mais c’était rondelet
Notre garçon parle un très bon anglais, je lui fais quand même passer un petit test. Nous rappelons notre cadre de l’Electricity Board, qui accourt absolument ravi et reconnaissant et met notre jeune ami dans un avion pour Trivandrum. Absent de Madras, je n’ai pas revu notre interprète occasionnel quand il est repassé quelques semaines plus tard, mais il paraît que tout s’était déroulé à la satisfaction générale. Aussi à vélo. Pour quelques semaines à l’Alliance Française de Bangalore en septembre 1970, je vois se présenter deux sympathiques jeunes hommes en short, bronzés, très en forme et qui se tiennent debout dans une curieuse posture bien cambrée. Cyclotouristes, ils ont pédalé depuis la France et sont sur le chemin du retour.
De longs mois plus tard sur une route de la Somme, un de mes très bons copains prend un auto-stoppeur qui évoque un récent périple à vélo jusqu’en Inde du sud.
Patrick : "- Vous êtes allé à Bangalore ? -
- Oui.
- A l’Alliance Française ?
- Oui
- Vous avez rencontré Alain Guillaume ?
- Oui, comment le savez-vous ?"
Décidément le monde est petit !