1969, Madras. Alain est un jeune étudiant parachuté en Inde à la fin de son cursus universitaire. Une expérience qui le marquera à jamais. Plus de 50 plus tard il partage ses souvenirs de Madras sur lepetitjournal.com, un régal !
Les compatriotes que j’ai présentés dans un précédent article ont fait le choix de s’expatrier, dans le but de changer d’horizon, de s’ouvrir sur des cultures différentes, et personne parmi nous n’a jamais éprouvé de grosses difficultés d’adaptation. Même si l’aspect matériel ne pose guère de difficultés, l’éloignement et le sentiment d’isolement peuvent parfois se révéler pesants, mais les compensations sont nombreuses. Les salaires, beaucoup plus élevés qu’en France dans un pays où le coût de la vie est bien moindre, offrent un niveau de vie qui permet de faire face à certains inconvénients. Le changement est radical dans tous les domaines : logement, communications, consommation, éducation, loisirs, vie sociale. La formule "pas de … , mais par contre..." résumerait assez sommairement notre situation.
Comment se logeait-on à Madras ?
Nos logements sont confortables, à distance raisonnable des lieux de travail et, rappelons-le, Madras est encore une ville très provinciale, très étendue, qui ne compte "que" deux millions d’habitants. Une maison avec un jardin bien clos dans un quartier central mais tranquille est la règle, et les enfants peuvent s’ébattre dehors. Les loyers sont plus qu’abordables, et les logements spacieux et agréables. Les chambres sont préservées de la chaleur humide par un ou deux climatiseurs souvent antiques et bruyants. On ne connaît pas de pénuries d’eau ni d’électricité. On trouve facilement du personnel de maison (ayah qui s’occupe des enfants, housemaid, cook) et la vie quotidienne en est facilitée.
Comment s’informait-on ?
Communiquer avec ses proches, s’informer, sont malaisés dans une nation dont les infrastructures sont encore rudimentaires 22 ans après l’indépendance. Internet ou le téléphone portable sont du domaine de la science-fiction. Le téléphone (fixe) est un luxe, il fonctionne assez bien au niveau local, mais un coup de fil pour la France est une aventure très coûteuse. En cas d’urgence le télégramme rend de grands services.
Le courrier postal avion fonctionne correctement, il faut compter trois ou quatre jours d’acheminement – j’ai plusieurs fois reçu des lettres parties d’Europe l’avant-veille. Très contrariant est le fait que nos courriers venant de France sont souvent ouverts et grossièrement refermés ; indélicatesse des postiers ou méfiance de certains services qui surveillent les résidents étrangers, ou les deux ? Nous n’aurons jamais de réponse à nos questions et protestations. La vigilance s’impose lorsque l’on poste une lettre car le montant d’un affranchissement représente parfois le salaire journalier d’un postier. Il faut donc pour un supplément de 5 Paisas avoir recours au "Certificate of Posting" qui oblige l’employé à oblitérer l’envoi devant vous …
Pour s’informer, il ne faut pas compter sur la radio, en tamoul ou en anglais. Quant à la télévision, elle n’apparaîtra au Tamil Nadu qu’en 1973 ou 74. La presse indienne anglophone est de qualité, mais s’intéresse surtout aux évènements nationaux. Un abonnement avion à la sélection hebdomadaire du Monde et au Nouvel Obs’ me permettent de rester au courant de l’actualité.
L’éducation pour les enfants de mes compatriotes n’est pas facilitée par cet isolement. Les plus jeunes (3 et 4 ans) restent à la maison ; deux garçons de 7 et 8 ans suivent les cours par correspondance du CNTE (aujourd’hui CNED) avec l’aide de leurs parents enseignants ; deux fillettes fréquentent une école anglophone. Tout ceci ne facilite pas la socialisation, et une adolescente choisira d’être interne au lycée français de Pondichéry.
Comment consommait-on ?
Nos habitudes de consommation occidentales sont mises à mal dès l’arrivée. Le protectionnisme de l’état indien rend l’importation de biens courants difficile et coûteuse, et il faut s’accommoder du "made in India", dont la qualité laisse souvent à désirer. La classe indienne aisée ne s’y trompe pas, et recherche avidement tout ce qui est "foreign made". Quand on apprend qu’une famille va quitter l’Inde, elle est l’objet de nombreuses visites, ces dames en sari se montrant très intéressées par l’achat des ustensiles ménagers, de meubles, de la hi-fi et même (authentique !) des brosses à dents, à des prix très supérieurs à leur valeur d’achat. Je confesse (50 ans après) à ma grande honte avoir revendu très cher ma fidèle machine à écrire portative (clavier AZERTY) à un jockey plein aux as et quasiment illettré.
En ces années 60-70, pas de Plazas, ni de Nilghiri’s ou autre, LE temple de la consommation pour les occidentaux, c’est Spencer’s Mount road. Rien à voir avec le complexe moderne que vous connaissez, c’est un vaste bâtiment rougeâtre de style victorien, qui sera détruit par un incendie dans les années 80. Ambiance vieillotte années 30, mais on peut s’y procurer de nombreux produits introuvables ailleurs, dont de la viande congelée de bonne qualité (coupée à la scie) ou du fromage de Kalimpong qui remplace le gruyère. La plupart des expatriés occidentaux ont un compte chez Spencer’s.
Nous avons aussi la possibilité d’importer à titre privé des biens de consommation, tous les trois mois et pour un montant limité payé en devises étrangères. La maison Fitzpatrick à Singapour est très fiable, leur catalogue est très fourni ; il faut compter en tout deux à trois semaines entre la commande et la réception, et nous utilisons tous cette possibilité. Les marchés et bazars pourvoient au reste, fruits et légumes frais sont abondants et appétissants, et nous avons nos "filières" pour nous procurer des produits de la mer. Quelques pêcheurs qui nous connaissent passent à vélo proposer poissons frais, gambas ou superbes langoustes (1 Rs la pièce soit moins de 1 € de 2020). J’ai même parfois dégusté des huitres (quelle imprudence !).
Les artisans locaux font des merveilles et nous échangeons leurs adresses. Un cordonnier de Graeme’s road est capable de fabriquer à la perfection chaussures et sacs à main à partir d’un modèle ou d’une photo prise dans un magazine ; de même pour l’habillement. Ces artisans tamouls sont de véritables artistes ! Pourquoi acheter du prêt-à-porter coûteux quand on peut faire vivre ces gens modestes qui perpétuent un savoir-faire incroyable ?