Lors d’une expatriation, les conjoints d’expatriés peuvent être confrontés à des risques juridiques qui peuvent les surprendre. Les connaître à l’avance permet de les maitriser. Lepetitjournal.com a rencontré Sabrine Cazorla, avocate en droit international privé, vivant à Singapour depuis 2009, afin de lister les écueils juridiques qui peuvent surgir, et identifier les mesures permettant de les éviter.
Le droit international de la famille est d'une grande complexité, car il se situe à l'intersection de multiples systèmes juridiques. Chacun possédant ses propres règles et principes. Chaque situation d'expatriation est unique et doit être examinée individuellement, car un détail apparemment mineur peut entraîner l'application d'une loi différente, avec des conséquences potentiellement drastiques. Par exemple, le lieu du mariage, la nationalité des conjoints, le pays de résidence habituelle, ou même la durée de séjour dans un pays donné peuvent influencer le choix de la loi applicable en matière de divorce, de garde d'enfants, ou de succession.
Je t’aime, moi non plus, mais….
Sabrine, vous aidez les couples expatriés à naviguer dans les méandres juridiques de leurs situations souvent complexes, en particulier en matière de divorce et de succession. Pouvez-vous nous expliquer les principaux risques pour les conjoints "suiveurs" lors d’une expatriation ?
Le risque principal est l’incertitude du régime matrimonial, qui joue un rôle crucial. En cas de divorce, ce régime détermine la répartition des biens et les obligations financières des conjoints. Il s’avère également essentiel, en cas de succession dans la répartition des biens et la protection du conjoint survivant. En effet, lorsqu'un couple s'expatrie, le régime matrimonial qui s'applique peut varier en fonction du pays de résidence. Par exemple, si le couple s'est marié avant l'expatriation, il pourrait supposer que le régime matrimonial de leur pays d'origine continue de s'appliquer, pourtant ce n'est pas toujours le cas. Ainsi, en cas de divorce, la loi du pays de résidence peut rentrer en jeu. Il peut même arriver que le contrat de mariage signé avant le mariage en France soit écarté par le juge du pays d’accueil, au profit de sa loi nationale, ou tout simplement non reconnu dans ce pays.
De même, si le mariage a lieu dans le pays d'accueil, le régime matrimonial local s'appliquera par défaut.
Dans les deux cas, cela peut entraîner des surprises désagréables, concernant la répartition des biens et la protection financière du conjoint et de la famille.
Que conseillez-vous pour parer à ce risque ?
Tout d’abord il convient de savoir sous quel régime le couple est marié. Cela est basique et pourtant essentiel. L’ensemble de la gestion des finances familiales doit être adaptée au régime choisi, ou tout du moins au résultat escompté.
Pourtant, et aussi incroyable que cela puisse paraitre, beaucoup de personnes n’en n’ont aucune idée, ou se méprennent à son sujet (ont-ils signé un contrat de séparation ? de communauté ? ou de participation aux acquêts…). Or, en cas de conflit, il est malheureusement trop tard pour s’en inquiéter.
Par ailleurs, certains pensent être mariés sous la loi française, parce qu’ils ont célébré leur union en France. Or, le lieu du mariage n’a pas d’incidence. Seul sera pris en compte le lieu de résidence au moment du mariage et dans de nombreux cas, le lieu de résidence au moment du divorce.
En outre, le contrat de mariage a non seulement un effet en cas de divorce, mais également un énorme impact en cas de succession.
Ensuite, il ne faut pas attendre qu’une situation conflictuelle s’installe, pour mettre de l’ordre dans les aspects patrimoniaux du couple. Il convient de se renseigner quand le couple se porte bien et qu’il est encore temps d’arriver à un accord protecteur du conjoint suiveur.
Pourquoi la signature d’un contrat de mariage est-elle si importante dans ce contexte ?
Je ne dirai pas qu’il est indispensable de signer un contrat de mariage dans tous les cas. Il m’est arrivé de ne pas le conseiller. Tout dépend de la situation de chacun des deux époux. En revanche celui-ci devient crucial, lorsque les conjoints ont des niveaux de revenus différents, ou lorsque l’un des deux ne travaille pas.
Il est également essentiel, que le contrat, et notamment, un contrat de séparation soit bien compris par les deux parties, surtout si l’un des conjoints met sa carrière en suspens. En effet, si le conjoint suiveur ne travaille plus et n’a pas de revenus qui lui sont propres, un contrat de séparation peut le laisser sans ressources en cas de divorce. Cela peut créer un déséquilibre financier important, entraîner des répercussions sur la vie du couple et par la même fragiliser l’entente entre les époux.
Dans ce type de situation, je déconseille fortement à la partie dite « faible » de partir sans signer un contrat de communauté, ou bien de l’aménager, s’il s’agit d’un contrat de séparation. Il faut savoir que l’expatriation peut mettre le couple à rude épreuve. Si l’un des deux conjoints se retrouve dans une situation de fragilité financière, il sera plus simple pour l’autre d’imposer sa volonté sur l’ensemble des choix de vie qui impliqueraient une décision commune. A partir de ce moment, la survie du couple est en danger, car l’équilibre est rompu.
Ainsi, le conjoint suiveur, souvent privé d'une activité professionnelle et de revenus propres dans le pays d'accueil, risque de devenir financièrement dépendant de l'autre conjoint.
Que conseillez-vous pour faire face à ce risque de dépendance financière ?
Pour éviter des situations de précarité, il est crucial de demander une transparence totale des comptes du ménage, ainsi qu'une adaptation du régime matrimonial pour protéger les intérêts du conjoint suiveur. Une vigilance particulière est nécessaire pour s'assurer que les arrangements financiers soient clairs et équitables.
Par ailleurs, une bonne préparation à la vie de couple en expatriation commence par une approche holistique de la gestion de l’argent dans le couple. Il peut s’agir notamment d’une révision, ou d’un changement de contrat, mais également d'ajout(s) de clause(s) favorable(s) au conjoint qui abandonne son travail, de la mise en place d’une gestion quotidienne de l’argent du foyer familial, de la création de sociétés (notamment immobilières), de l’ajout d’une société d’acquêts (bulle virtuelle qui permet l’acquisition de biens communs dans le cadre d’un contrat de séparation de biens), ou d'investissements communs, qui seront partagés à parts égales en cas de séparation.
Il est également fondamental de faire relire votre contrat par un avocat dès l’arrivée dans le pays d’expatriation. En effet, de nombreux contrats de mariage pourraient ne pas s’appliquer dans le pays d’accueil. Or, ces révisions permettent d’anticiper les difficultés et d’adapter le contrat aux exigences locales.
Que se passe-t-il pour les enfants en cas de divorce, surtout si le conjoint suiveur souhaite retourner dans son pays d’origine avec eux ?
En cas de séparation ou de conflit, le conjoint suiveur risque de se retrouver bloqué dans le pays d'expatriation, en raison des enfants. Selon la Convention de La Haye sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants, il est interdit de quitter le pays avec les enfants sans l'accord de l'autre parent, ou sans une décision judiciaire.
Cette situation peut limiter drastiquement les options du conjoint suiveur, en particulier si celui-ci souhaite retourner dans son pays d'origine. Il peut en résulter que l’un des époux soit donc maintenu dans le pays d’accueil, dans un état de grande précarité, ou qu’il doive accepter des conditions de retour draconiennes, à son désavantage.
Malheureusement il n’y a pas grand-chose à faire pour faire face à ce risque : déplacer un enfant ne peut se faire qu’avec l’accord des deux conjoints.
Que se passe-t-il en cas de décès du conjoint qui assure la subsistance de la famille ?
Le décès de son époux/se peut plonger le conjoint suiveur dans une situation à la fois émotionnelle et juridique épouvantable, avec le risque de se retrouver sans ressources. Eloigné de son réseau familial et face à des législations étrangères, il peut notamment se retrouver démuni, pour gérer les formalités liées à la succession.
Effectivement, une succession peut prendre plusieurs mois à Singapour (5 mois au grand minimum, en présence d’un testament) et beaucoup plus s’il s’agit d’une succession sans testament.
Que conseillez-vous pour éviter de telles situations ?
Il est donc crucial d’anticiper ces questions en amont, en rédigeant un testament.
Il y aussi toute une série de mesures à prendre, pour éviter une situation ingérable, comme avoir de l’argent sur un compte accessible au conjoint suiveur pour éviter qu’il se retrouve, à ne pas pouvoir payer le loyer ou l’école avant un éventuel retour en France, ou même les frais funéraires, ou savoir où sont les biens, avoir les accès aux différents comptes et notamment ceux qui passent hors successions (assurances vie, CPF etc…) et qui permettraient un accès rapide à l’argent de la famille.
En l'absence de testament, la succession risque d’être régie par les lois du pays de résidence. Cela peut entraîner des écarts notables par rapport aux souhaits du défunt, ou aux dispositions légales du pays d'origine. Cette situation est parfois défavorable pour le conjoint survivant, qui pourrait se voir imposer des règles de succession moins avantageuses.
Des facteurs tels que la nationalité des époux, leur lieu de résidence, la résidence des éventuels héritiers, ou encore la situation des biens peuvent entraîner des conséquences juridiques différentes. Ces éléments rendent la gestion des successions transnationales particulièrement complexe et sensible, exigeant une grande précision juridique.
Il est donc important de se renseigner auprès d’un juriste dès votre arrivée dans un nouveau pays, pour vérifier que vos dispositions testamentaires vont bien avoir l’effet désiré et les amender si nécessaire.
Voyez-vous d’autres particularités qu’il serait judicieux d’évoquer ?
Pour les Français de confession musulmane, il est important de noter que dans certains pays, tel qu’à Singapour, le droit de la famille et de la succession peut être influencé par la charia, surtout si la religion a été déclarée lors de l'installation dans le pays d’accueil.
Cela peut affecter les droits en matière de divorce, de garde des enfants, et de succession. Il est donc essentiel de connaître ces spécificités et de les anticiper.