Tout le monde les condamne, mais seule une partie du monde politique les assume : les événements de mars 1968 continuent cinquante-quatre ans plus tard de diviser la société polonaise sur la responsabilité du pays. Il y a un demi-siècle, près de 13 000 Juifs quittent leur Pologne qui les a reniés suite à d’obscures purges internes au Parti Unique. Retour sur les événements historiques du Mars 68 polonais, trop vite éclipsés entre le spectaculaire Printemps de Prague et le candide Mai 68 français.
Vingt-deux fragiles années séparent les Polonais de l’horreur de la Shoah. En juin 1967, les quelques milliers de Polonais d’origine et de confession juives encore présents sur le territoire polonais sont nombreux à l’avoir vécue. Au même moment, 2600 kilomètres au Sud de Varsovie, Israël lance une attaque préventive qui lancera les hostilités de la Guerre des Six Jours, mettant aux prises Israël avec l’Egypte, la Syrie et la Jordanie. Et la relative sécurité des Juifs de Pologne vole en éclats. Car cette guerre, si insignifiante aux yeux de la Pologne, sera détournée à des fins politiques opposées, dont les Juifs pâtiront énormément.
Alliés arabes et Politburo : les Juifs pris au piège de Gomułka
Władysław Gomułka, à la tête de la Pologne depuis 1956 (et l’Octobre Polonais), commence à sentir le vent tourner en cette année 1967. Les promesses de modernité et de libéralisation qui l’ont propulsé à la tête du pays sont enterrées depuis longtemps. La génération des enfants nés après la Guerre, envieuse des voisins occidentaux, fantasme sur un avenir plus libre. Cette même génération, présente au sein du Parti, commence également à faire de l’ombre aux vieux briscards adoubés par Staline. Des luttes internes au Parti empoisonnent l’esprit de Gomułka qui, bien installé au Komitet Centralny, cherche à réaffirmer sa place dans le régime autoritaire qu’il a bâti. La Guerre de Six Jours arrive alors comme un don du ciel : fidèles alliés de l’Union Soviétique, les pays arabes sont soutenus par l’ensemble des pays satellites de l’URSS. L’occasion est trop belle pour Władysław Gomułka de mettre en doute l’exemplarité de son encombrant Politburo. Ce comité de neuf à quinze hauts dignitaires communistes, principalement constitué de Juifs polonais, a pour but de surveiller les propos et actions de Gomułka. Réaffirmer son soutien inconditionnel à l’URSS et décrédibiliser le Politburo en pointant du doigt les origines juives de nombreux membres de l’appareil communiste devient alors tentant. Lors d'un de ses discours, Gomułka de retour de Moscou en juin 1967, parle de « cinquième colonne » : cette « colonne », ce sont les Juifs polonais, soupçonnés d’être de connivence avec Israël, l’ennemi des pays arabes alliés de l’URSS.
Mieczysław Moczar et ses Partisans : les Juifs et l’amalgame du Sionisme
Cette pique antisémite est la rampe de lancement idéale pour la destitution de Gomułka, selon Mieczysław Moczar. Du haut de ses 55 printemps déjà, le Général Moczar représente la nouvelle vague de communistes, baptisée « les Partisans », qui aspire à reprendre le pouvoir à Gomułka, et les privilèges qui l'accompagnent. Résistant en Pologne, et non en URSS, pendant la guerre, Moczar représente une vision plus nationaliste du communisme ; il est persuadé que l’entourage de Gomułka, constitué d’intellectuels prônant plus de libéralisme, et de Juifs, le conduira à sa perte. A partir de la guerre des Six Jours, les Partisans et leurs perpétuelles fustigations des communistes juifs permettent une première purification ethnique dans l’appareil politique, qui leur ouvre les portes du pouvoir. En 1967, les postes de Premiers Secrétaires de Varsovie, avec Józef Kępa, ou encore de Gdansk, avec Stanisław Kociołek, sont déjà tombés entre les mains des moczaristes. Gomułka s’est fait débordé. Moczar, plus nationaliste, plus véhément – à l’image de son emploi du terme « Sionistes » pour légitimer la campagne antisémite qu’il met en place - gagne du terrain et est catapulté au poste de Ministre de l’Intérieur polonais. Le début de la fin pour les Juifs de Pologne.
Le mouvement étudiant, détourné en faveur de l’antisémitisme ?
Quelques temps ont passé depuis le discours de Gomułka . En ce froid mois de janvier 1968, une foule majoritairement étudiante s'agglutine devant le Grand Théâtre de Varsovie. Aujourd’hui, le 30 janvier, a lieu la dernière représentation de la pièce Dziady (Les Aïeux), écrite par le célèbre poète romantique polonais, Adam Mickiewicz. Réinterprétée anti-soviétique par le pouvoir, la pièce a été purement et simplement suspendue. Son faible nombre de représentations a au moins permis quelque chose : chaque passage patriotique, chaque réplique anti-tsariste, est ponctuée par les acclamations d’un public qui prend enfin conscience de sa force politique. Cette foule, toujours plus compacte devant le Grand Théâtre, se dirige vers la statue d’Adam Mickiewicz, à Krakowskie Przedmieście, en entonnant à tue-tête un « Rendez-nous les Aïeux » révolté et téméraire. L’Université de Varsovie est bloquée. La génération étudiante, pleine de volonté et ivre de plus de liberté, s’est levée, solidaire. Elle ne tiendra guère plus d’un mois, réprimée brutalement par la violence policière aux ordres de Moczar. Pire : face à cette révolte étudiante, le binôme Gomułka – Moczar accuse les « Sionistes » d’avoir influencé la jeunesse pour comploter contre l’État. En réaction, Moczar supprime les retraites, expulse les professeurs et remercie ses fonctionnaires accusés de sionisme. Difficile de ne pas y voir un détournement du mouvement étudiant en faveur de la nouvelle vision antisémite du Parti. C’est, en tout cas, la conclusion de Jerzy Eisler, historien polonais éminent de l’année 1968, cité par Georges Mink* : « Tout indique que les « Partisans » pour atteindre leur objectif (de prise de pouvoir) ont utilisé de manière cynique et radicalement instrumentale la jeunesse. Ils l’ont poussée à une protestation ouverte, jouant habilement avec l’interdiction de la pièce Les Aïeux, jouée au Théâtre national, et contribuant à l’expulsion de l’université de deux étudiants, Szlajfer et Michnik. Les camarades des personnes ainsi stigmatisées, au nom d’une solidarité élémentaire, ont organisé leur défense (…) »
Les juifs invités à se déclarer à l’État, perdent leur nationalité et sont "poussés" vers Israël
Jusqu’en mars 1968, la situation des Juifs de Pologne devient alors incontrôlable : des attaques (on ne peut pas parler ici de pogroms) émaillent la fin de l’hiver ; la campagne de propagande antisémite est accélérée ; des propos antisémites sont inscrits sur les portes des habitations de familles juives ; des appels anonymes terrorisent leurs occupants. Le 19 mars, Władysław Gomułka, de plus en plus mis en minorité par Moczar et ses partisans nationalistes, essaie d’affaiblir la vague antisémite. Trop tard. Son discours, diffusé, mais entonné devant trois mille membres du parti totalement acquis à l’idéologie antisémite, n’obtient pas l’effet escompté. Irena Bogusz**, alors devant sa télévision, se souvient : « C’est la première fois qu’on écoutait un discours du premier secrétaire, on ne faisait jamais cela d’habitude. J’ai senti qu’il se passait quelque chose. Ma maman, qui ne fumait plus depuis des années, est allée chercher une cigarette dans ses affaires, l’a allumée, puis a dit : C’est la fin. » Pour 13 000 juifs, ce sera le cas.
Fragments de 4 minutes du discours de Władysław Gomułka (l'ensemble a duré 2 heures) prononcé le 19 mars 1968 lors de la réunion avec les militants du parti dans la salle des congrès du Palais de la culture à Varsovie. Le texte de ce discours a été imprimé dans la presse sous le titre "La position du Parti conforme à la volonté de la Nation". L'enregistrement provient des archives de la Chronique cinématographique polonaise 12/68B
C'est la fin...
Trois semaines plus tard, les Juifs de Pologne sont invités à se déclarer à l’État, afin de perdre leur nationalité. En échange de quoi, ils recevront une autorisation de se rendre en Israël, pour y fonder une nouvelle vie. Entre 1968 et 1971, 13 000 Juifs partiront, laissant derrière eux un travail, une maison, une culture, et, parfois, une famille. Seuls 30 % iront réellement en Israël. Les autres seront éparpillés entre l’Europe de l’Ouest, les Etats-Unis et les pays scandinaves.
* : Georges Mink, « Mouvement de mars 1968 en Pologne et ses liens de parenté avec la contestation dans le monde », Histoire@Politique 2008/3 (n° 6), p. 3-3. DOI 10.3917/hp.006.0003
** Irena Bogusz : vidéo de l'avant première du livre d'Agata Tuszyńska intitulé Bagages personnels. Après mars (Bagaż osobisty. Po Marcu, Dom Spotkań z Historią Warszawa 2018), le 19 mai 2018.
"C'est l'histoire polyphonique d'un groupe d'amis - des émigrants de l'après-mars - qui ont quitté la Pologne avec un "document de voyage" indiquant que son détenteur n'était plus citoyen de ce pays. Après cinquante ans, les auteurs ont retrouvé ceux qui sont partis à cette époque et ont créé une histoire polyphonique de la génération 68, richement illustrée par des photographies provenant des archives familiales des protagonistes."