

Sept mois après la chute du président Ben Ali, le peuple tunisien dénonce toujours le déni de justice et la lenteur du processus démocratique. Face à l'impunité d'anciens hauts-dirigeants proches de l'ancien régime et à la montée de l'islamisation, rien de mieux qu'un héros de la révolution
Après deux reports successifs, le procès de 25 proches du président déchu Zine el Abidine Ben Ali et de son épouse Leïla Trabelsi a repris mercredi dernier. Ces membres du clan Ben Ali-Trabelsi, arrêté le 14 janvier à l'aéroport de Tunis, sont accusés de tentative de fuite, possession illégale d'importantes sommes de devises tunisiennes et étrangères et de trafic de bijoux. Ils ont été condamnés à des peines de prison allant de quatre mois à six ans. Le général Ali Seriati, ancien chef de la sécurité présidentielle - et dont le rôle dans la fuite de l'ancien président est encore incertain - a été acquitté des accusations de complicité et falsification de passeport. Il sera jugé ultérieurement pour des chefs d'inculpation beaucoup plus graves tels qu'"incitation à commettre des crimes".
Suffisant ?
Ben Ali, en exil en Arabie Saoudite, a déjà été jugé à trois reprises en un mois dans plusieurs affaires de corruption et de fraude immobilière. Le dictateur en exercice pendant 23 ans et chassé par une révolte populaire, a été condamné par contumace à plus de 66 ans de prison au total. Si ces décisions judiciaires restent symboliques de par l'absence du prévenu, elles ont finalement plus d'importance pour la communauté internationale, qui constate une démocratisation des instances tunisiennes, que pour le peuple tunisien, qui critique la lenteur de ce processus. Ces procès sont faits pour "amuser la galerie", ironise le juge Mokhtar Yahiaoui, limogé sous l'ancien régime.
Un déni de justice
Des centaines de manifestants sont descendus dans les rues de Tunis lundi pour réclamer la rupture avec le système Ben Ali. "Les éléments de l'ancien système sont toujours présents. Ils se sont intégrés dans de nouveaux partis, sous d'autres noms, mais ils agissent encore", affirme Najiba Bakhtri, enseignante syndicaliste. Des membres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de Ben Ali dissous après la chute de son régime, sont en effet réapparus sur la scène politique. Certains anciens ministres de Ben Ali ? à l'instar d'Abdelrahim Zouari ou de Béchir Tekkari -, arrêtés pour des affaires de corruption ou d'abus de pouvoir, ont été relâchés sans raison apparente. L'Association des Magistrats Tunisiens (AMT) compte d'ailleurs déposer plainte auprès du tribunal administratif pour obtenir plus d'informations sur ces décisions, desquelles transpirent un relent d'impunité de la part des anciennes autorités tunisiennes. Le système judiciaire tunisien n'a pas encore été réformé et le Conseil supérieur de la magistrature manque de crédibilité. "Le principe de l'inamovibilité des juges n'a jamais existé en Tunisie. Sans ce principe qui évite les mutations sanctions, nous ne pouvons pas parler d'indépendance", explique le président de l'association, Ahmed Rahmouni.
Les élections approchent
La nonchalance des autorités de transition et de la justice tunisiennes font craindre quant à la mise en place d'une réelle démocratie. Initialement prévue le 24 juillet, l'élection d'une Assemblée constituante a été reportée au 23 octobre. "Le plus important, c'est la transparence des élections", a ainsi expliqué le Premier ministre tunisien de transition, Béji Caïd Essebsi. Les différents partis politiques avaient demandé plus de temps afin d'organiser leur campagne. Problème : les Tunisiens ne se passionnent pas vraiment pour ce premier exercice de vote libre depuis plus de deux décennies. Malgré les campagnes d'incitation, seul un tiers des électeurs tunisiens se sont inscrits sur les listes électorales. De fait, l'instance supérieure indépendante des élections a décidé de recourir à l'inscription automatique. Le spectre de l'abstention continue cependant de faire peur, car elle risquerait d'entraîner, selon les observateurs politiques, un retour en force du parti islamiste Ennahda.
Crainte de l'islamisation
Fin juin, la projection à Tunis du documentaire Ni Allah ni maître de la réalisatrice tunisienne Nadia El Fani a déclenché une véritable polémique de l'autre côté de la Méditerranée. Une centaine de salafistes du mouvement Hizb Ettahrir ont blessé trois personnes venues voir le film, saccagé le cinéma et proféré des insultes et des menaces de mort. Cette atteinte à la liberté d'expression a divisé le peuple tunisien. Aux manifestations contre ceux qui "veulent souiller l'islam", ont répondu des mobilisations de soutien contre le terrorisme et l'intégrisme (photo AFP). Si le film a été ensuite rebaptisé Laïcité, inch'Allah, la tension autour du projet n'est pas retombée. Le 11 juillet, l'avocat Monem Turki a porté plainte contre la réalisatrice, qui fait aujourd'hui l'objet d'une enquête judiciaire pour "offense au sentiment religieux".
Un héros ordinaire
Si les mentalités et le système politique tunisiens évoluent lentement vers la démocratie, les héros et les martyrs de la révolution continuent d'inspirer le peuple. Le chef de la brigade anti-terroriste (BAT), le colonel Samir Tarhouni, a ainsi mis fin, lundi 8 août, aux spéculations quant à la journée du 14 janvier, qui a signé la chute de Ben Ali. Contrairement à ce qui a pu être évoqué, il n'y a eu aucune implication des puissances occidentales (Etats-Unis ou France) dans le déroulement des évènements. Le chef de la BAT, l'équivalent tunisien du Raid français, a assuré avoir pris "seul" et "par devoir national", l'initiative d'arrêter les membres du clan Ben Ali-Trebalsi alors qu'ils comptaient s'enfuir vers la France."Nous avions reçu l'ordre de tirer sur le peuple [30.000 manifestants étaient rassemblés sur l'avenue Bourguiba ce jour là, ndlr]", a déclaré Samir Tarhouni, qui ajoute "nous avons décidé de ne pas suivre ces instructions". "En me rendant sur les lieux avec mes onze collègues de la BAT, j'ai eu le sentiment que Ben Ali était le président des Trabelsi, pas des Tunisiens", a-t-il précisé. Cette prise en otage des membres du clan du président tunisien, par la BAT mais également des unités d'intervention rapide et la Garde nationale, aurait convaincu Zine el Abidine Ben Ali de quitter le pays. Lorsqu'on l'interroge sur une éventuelle promotion suite à cet acte de bravoure, le colonel Tarhouni explique : "Je n'attends rien et une éventuelle récompense banaliserait tout ce que j'ai fait et ôterait à cette action tout son caractère noble et patriotique". Un message d'espoir pour la toute jeune démocratie qu'est aujourd'hui la Tunisie.
Damien Bouhours (www.lepetitjournal.com) vendredi 12 août 2011
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Article de RFI - Tunisie : le colonel Tarhouni livre ses révélations sur l'arrestation des Trabelsi
Article du Figaro, Tunisie: manifestation pour la justice


































