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XVI. TOYOKAWA – Hamamatsu (Shizuoka 2) | Notes sur les chemins d'automne

bateaux au Japonbateaux au Japon
Écrit par Wotan Jhelil
Publié le 3 juillet 2021, mis à jour le 3 juillet 2021

Sous mes yeux, les vergers de la vallée de Shirasuka s’étalent en une douce cohabitation des vergers et des forêts montagneuses, arbres fruitiers ou non, séparés en deux mondes pourtant si proches. C’est avec un certain respect que j’imagine les premiers regarder leurs aînés sauvages avec admiration pour leur hauteur si durement acquise, croissant chaque jour dans cette masse encore verte en ces terres plus méridionales. Certaines essences comme les robustes chênes et zelkovas commencent toutefois à perdre leurs couleurs, la chlorophylles de leurs feuilles n’étant plus aussi efficace qu’en la chaude saison. Mais je sais que ce n’est que partie remise, et que ces arbres précoces seront bientôt les plus éclatants par leur flamboyance dorée, que les plus hâtifs d’entre eux semblent déjà commencer à révéler.

 

montagne et champs japonais

ODEUR D'AGRUME

Comme pour répondre à ces taches naissantes, c’est en cette saison que les mandariniers du jardin des hommes décident d’un commun accord d’arborer leurs perles orangées, constellant le paysage de braises nourricières tant attendues par la ville.

Les orangeraies continuent ainsi jusqu’à l’horizon, dans la vallée jusqu’au bord de la route et plus haut dans les collines. Dans cette frénésie reproductrice clôturant la onzième heure de l’année, chaque branche entre en compétition avec ses voisines dans la production la plus abondante de mandarines juteuses toujours plus éclatantes au fur et à mesure que mes pas me rapprochent des plantations. Bientôt, certaines se plient, parfois se cassent, révélant ainsi leurs fibres pleines de vie sous le poids de leurs fruits. Puis ce sont leurs pieds tout entier qui disparaissent sous un sol jonché de boules sucrées et parfumées abandonnées au grand plaisir des insectes et des rongeurs des alentours. Les fruits roulent parfois jusqu’à mes pieds, parfois plus loin terminant écrasées par les voitures, laissant derrière eux une odeur d’agrume flottant avec insouciance dans ce jardin des Hespérides ouvert au monde. Il me suffit alors de me pencher pour ramasser de quoi constituer une copieuse collation. Pour éviter une accumulation trop importante de ces rejets végétaux que toute la bonne volonté des bestioles se préparant pour l’hiver ne parvient pas à faire disparaître suffisamment rapidement, quelques incinérateurs fermés ponctuent parfois mon chemin, régulièrement vidés de leurs cendres fruitées.

ville des mikan

DES MANDARINES VERS HAMAMATSU

J’arrive à Mikkabichô, quartier excentré de la très étendue ville d’Hamamatsu, spécifiquement reconnue pour ses cultures de mandarines et de produits issus des mandariniers et de leurs fruits. « mikan » signifiant « mandarine », le rapprochement avec le nom du quartier se fait de lui-même. Le dessin enfantin d’une famille à tête de mandarine m’accueille sur un fond jaune d’œuf. Une fois les premières usines aux formes rigides de taule grise et rouillée passées, j’entre dans une ville entièrement tournée vers son fruit fétiche. Du haut des lampadaires à la devanture des magasins, tout est centré sur l’adoration de l’agrume. Un marché couvert arbore fièrement des vitraux à son effigie, devenant le temple du fruit où la communion entre les fidèles devient possible lors de leurs choix à l’étalage et au passage en caisse. Une statue à taille humaine de Mikka-chan, la mascotte du quartier, petite fille aux cheveux châtains et à la robe verte portant avec un grand sourire une énorme mandarine, marque l’entrée d’un autre centre commercial à toutes ses portes, créant ainsi un panthéon régional saisonnier dont l’image accompagnera la population jusqu’au milieu de l’hiver.

En sortant de la ville, ou plutôt de cette excroissance urbaine déjà bien plus calme que ne l’était Aichi la bruyante, je dépasse les locaux d’une entreprise d’entretien routier SANKYO. Pensant au départ à un établissement scolaire, il me faut du temps pour associer les peintures murales d’une planète heureuse et souriante et de joyeux lapins blancs maniant les engins de chantier sur un fond pastoral au secteur du BTP.

Je rejoins le littoral du lac Inohana, passant les barrières de sécurité séparant la route des berges de motifs orangés lesquels, vus sous le bon angle, s’assemblent en des figures cohérentes, notamment celles des mandarines encore une fois. Des toilettes publiques aux formes courbes du célèbre fruit font face à l’entrée de la gare, à l’effigie d’une sympathique figure bovine dont les usagers sortent par les flancs de l’autre côté de la route. Face au lac un homme nourrit les goélands qui, très familiers, se posent sur son bonnet et ses épaules, virevoltant autour de lui dans une tempête de plumes grises et blanches aux éclairs noirs sortant du bout de leurs ailes. Des promeneurs, équipés de coupe-vent blancs jetables en nylon et de lourds appareils photos, immortalisent la scène sur des centaines de clichés.

Descendant l’avenue vers le lac Hamana, je remarque un petit toit en PVC protégeant un étalage en libre-service au bord de la route présentant pour 300 yens de lourds sachets de mandarines. Plus haut, c’est à 100 yens qu’on peut se les procurer dans ces petits présentoirs quand on ne les ramassait pas au sol. Il semble que plus la ville se rapproche, plus le prix monte. Comme système de sécurité, une simple caméra sans personne pour la surveiller. Un filou de passage ne risquerait rien et pourtant ce système perdure, pariant sur la confiance et l'honnêteté des clients.

FLÂNERIE POUR UNE FLEUR

La terre est riche et d’épais paravents de bambous me brisent la vue du lac maintenant tout près. Vivaces et grimpants touffus le long des murs et des arbres des jardins, des liserons volubilis, dont les roses et les violets satinés seraient jalousés des plus belles lingeries, attirent inexorablement les pollinisateurs venus disperser leurs semences aux quatre vents, dans une étreinte au sein de leurs douces fleurs à la robe fragile et délicate. Certaines sont grandes ouvertes, d’autres plus timides, en fonction de leur exposition à la lumière. Comme c’est souvent le cas, les plus discrètes se cachent à l’ombre, le regard perdu vers le sol dans leur robe de soirée. Sous les projecteurs, les plus excentriques s’ouvrent au point de dévoiler leur pistil aux insectes voraces, traînant de la trompe et des mandibules. Bien des jardiniers les qualifieraient d’envahissantes. Je leur préfère le terme d’entreprenantes, lovées sensuellement en une large couverture végétale. Je prends le temps d’observer les détails des drapés des jupes de ses fleurs légères à la caresse charmante lorsqu’on tente d’y plonger son nez pour en sentir l’odeur.

En tant que marcheur, observer le détail des petites choses est une entreprise capitale, car si ce n’est le vagabond n’ayant d’autre occupation que la flânerie, qui d’autres prendrait le temps d’accorder de l’importance aux oubliés du paysage ? « On dit qu’un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron, j’en aurais fait un sur chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers ; enfin je ne voulais pas laisser un poil d’herbe pas un atome végétal qui ne fût amplement décris. », confie Rousseau dans la cinquième promenade de ses Rêveries 1. De la plus insignifiante poussière à la plus imposante montagne, dans un relativisme et une esthétique absolument Zen, Walser avance dans sa Promenade une liste, ô combien non exhaustive, des objets d’attention du marcheur à l’œil ouvert : « C’est avec la plus grande attention et sollicitude que celui qui se promène doit étudier et observer la moindre petite chose vivante, que ce soit un enfant, un chien, un moucheron, un papillon, un moineau, un ver, une fleur, un homme, une maison, un arbre, une haie, un escargot, une souris, un nuage, une montagne, une feuille ou ne serait-ce qu’un misérable bout de papier froissé et jeté, où peut-être un gentil et bon petit écolier a tracé ses premières lettres maladroites. »2

lac japonais

LE LAC HAMANA

Le soleil tombe doucement sur l’horizon derrière une fine bande de terre le séparant du lac, gommant les détails des montagnes et parant le paysage de couleurs sépia sur la toile blanchissante d’un ciel vide. Les collines du sud-ouest se lient les unes aux autres par plans de faibles nuances, dans un jeu de vide et de plein prenant place dans l’ombre écrasée des reliefs brûlés par la lumière. Ainsi j’entre à Hamamatsu, grande ville portuaire aux presque 800 000 habitants. Je la trouve pourtant d’une agréable sérénité. Voici longtemps que je n’avais pas vu de catamarans, alignés et encordés sur la terre ferme, reposant toutes voiles rangées sur leurs flotteurs de plastique blancs à côté de ce qui semble être les locaux d’une école de voile. Un reflet d’airain caresse les cabanons au bord de l’eau tandis qu’un vent marin souffle tendrement sur la baie. Les goélands planent au-dessus de rivage, scrutant le regain d’activité des poissons attirés par le clapotis brillant de la surface. Sur le bord de la route, le toit d’une cabane abandonnée de taule blanche et bleue s’effondre doucement sous son poids, fragilisée par la lente reprise d’un bosquet forestier. Les tiges noires et les grappes de feuilles vermillon des vignes sauvages morcellent la surface striée des murs, s’accrochant avec fermeté à la gouttière et au rebord des fenêtres. Amarrés à de petits pontons de bois, des bateaux de pêche dorment, attendant le lendemain pour repartir travailler.

Il règne au port une atmosphère si paisible que j’hésite un instant à m’arrêter sur les berges du lac, ici et maintenant. Une délicatesse automnale détoure subtilement chaque forme pour permettre au regard de mieux en savourer la profondeur, alors je m’assois quelques instants. L’espace de quelques minutes, je me sens comme sur le bord de la Sumida, de Nagai Kafû, où le temps lui-même semble se suspendre sur la rivière : « çà et là, semblables à des feuilles mortes, flottaient seules quelques barques qui revenaient de la pêche sans doute et, sur la Sumida qui se déployait largement à perte de vue, se répandit une atmosphère calme et solitaire. »3

lac

AU BORD DU LAC

Je m’arrête dans un FamilyMart, à la recherche d'un précieux matcha latte dont je suis devenu accroc depuis quelques temps. Cependant, c’est avec une certaine déception, mais aussi de la curiosité, que je m’en détourne pour un Hojicha latte que j’agrémente de tout un tas de poudres de caramel et de noisette mise à disposition des clients. Il semblerait que le changement de région amène aussi certaines spécialités gustatives. J’apprends d’ailleurs que Hamamatsu serait la ville de prédilection de la pêche à l’unagi, anguille japonaise, et que de nombreux restaurants proposeraient un peu partout cette spécialité. Je tente de prévoir approximativement mon itinéraire de demain pour ne pas manquer cette occasion. En attendant, rien ne me permet de m’installer pour la nuit, alors c’est sans lumière que je traverse le pont du lac Hamana, séparant cette enclave rurale de la ville, et que je monte le camp sur le parking d’un 7-Eleven.

Cette nuit, le vent souffle. Je dois sortir attacher ma tente qui se déplace et pivote, me réveillant en collant la toile contre ma figure. Bien qu’incertain de mes nœuds de cabestan faits à l’aveugle, je m’endors bercé par le bruit de la mer.

 

 

1 Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur Solitaire, Paris, Librairie générale française, 2001, « Cinquième promenade », p. 108

2 Robert Walser, La promenade, trad. Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2007, p. 77

3 Nagai Kafû, La Sumida, Pierre Faure, Paris, Gallimard, 1988, p. 46

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