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I. des paysages japonais | Notes sur les chemins d'automne

marche lac biwa au fujimarche lac biwa au fuji
Écrit par Wotan Jhelil
Publié le 20 mars 2021, mis à jour le 29 mars 2021

Voici le premier chapitre de la série "notes sur les chemins d’automne" écrit par Wotan Jhelil lors de sa marche du lac Biwa au mont Fuji et à retrouver chaque semaine sur lepetitjournal.com. Nous espérons que l'initiative vous plaira et vous donnera à vous aussi l'envie de redécouvrir le plaisir de la marche.
Cette semaine Wotan nous parle des origines de son projet.

 

 

Il y a deux ans, je partais sur les routes japonaises, sans vraiment savoir ce qui m’attendait sur le chemin. Le 20 novembre 2018, je m’engageais dans les campagnes de la préfecture de Shiga, avec la ferme intention de ne jamais dévier de mon cap jusqu’au mont Fuji.
Boussole en main, je me voyais déjà m’échapper de l’urbanité et de ses vecteurs routiers pour me retrouver seul face à l’inconnu de la nature sauvage. Pourtant, je ressentais dès le début, en plus des évidentes difficultés générées par une décision aussi radicale, qu’un livre honnête sur le paysage japonais ne pouvait pas se contenter de sommets pluvieux et de forêts d’automnes, aussi beaux fussent-ils. Aussi, il est sans doute plus correct de parler non pas du paysage, mais des paysages japonais, le singulier étant insensé, soit réducteur et simpliste, soit d’une exhaustivité impossible.
Après quelques mésaventures, je m’engageais donc à assouplir mes positions sur la déambulation à suivre. C’était pour moi une manière d’optimiser mes expériences des paysages parcourus et de prendre le temps nécessaire à l’élaboration d’un rythme physique.
Plus qu’une incitation au récit et au partage de l’aventure avec l’autre, elle peut être comprise par certains auteurs, d’après Antoine de Baecque, comme la « scansion du corps » indispensable au rythme de la narration 1.

 

 

Créer sur les chemins

De retour sur les routes, des voies rapides coupant bien souvent à travers les reliefs, je joignais ainsi chaque extension urbaine en étapes que je définissais généralement le matin, avant de me mettre en route. Au fil des jours ces petites mises au point sont devenues des sentences rituelles, que j’annonçais souvent à voix haute pour marquer ma décision. D’une manière générale, je parlais beaucoup tout seul pour pallier la solitude ponctuellement ressentie. J’oralisais, comme pour une note à moi-même, à quel point je trouvais telle ou telle chose belle ou laide selon mon humeur, parfois d’un simple cri, ou d’une onomatopée quelconque. Parfois c’est en marchant que je composais mes phrases en de longues descriptions ou en commentaires détaillés de mes actions et de mon avis sur ces dernières. Pour la plupart, je les oubliais en même temps que je saisissais mes observations par la photographie, temps immédiat de la marche et traces figées de ces instants flottants. Je m’en souvenais par bribes de mots le soir venu et les assemblais alors chronologiquement dans mon journal de bord pour faire émerger les lignes les plus marquantes.

Dans un second temps, lors du travail de réécriture de mon carnet original, peu lisible et encore assez superficiel dans les souvenirs ravivés, je plonge dans les traces mémorielles de mes photographies. Ces dernières agissent en moi comme un second journal. C’est alors un travail de recherche qui s’engage pour reconstituer la trame détaillée de mon récit, mis en relation avec le spectre culturel qui lui serait associé. En comparaison du premier texte rédigé sur le vif, je fais également le choix de me séparer d’un certain nombre d’événements parallèles à mon expérience du paysage. Ainsi, je passe sous silence toute la partie dans laquelle mon père décide, sur un coup de tête, de me rejoindre à la gare de Shimada Rokugo, m’apportant son soutien et sa compagnie pour la dernière semaine de ce voyage.

Lac Biwa
Photo de Ryutaro Tsukata provenant de Pexels

 

Une expérience relative

Je fais intervenir de nombreux dialogues, tout au long du récit, parfois triviales remarques tenant sur une ligne, parfois développés sur plusieurs pages dans un échange intime aux masques tombés, parfois simplement informatifs, mais jamais inutiles. Les habitants étant les acteurs essentiels des paysages urbain et rural, leur discours résonne immanquablement en moi, modifiant pour toujours ma perception de tels ou tels lieux par le souvenir d’une parole ou d’un sourire.
Les mots eux-mêmes s’agencent comme un nouveau prisme à travers lequel observer la lente progression des panoramas. Analyser certaines spécificités de l’occupation du texte dans le paysage urbain, et de ce qu’il dit sur les personnes qui en sont à l’origine, me paraissait tout aussi essentiel. De la même façon, je considérais avec attention les détails de certains magazines érotiques, de certaines fleurs composées d’une manière ou d’une autre, et de tant de détails qui, enchaînés les uns aux autres, forment tout autant de nouveaux points de vue sur lesquels se construit le mien, en redéfinition permanente, au rythme de la marche.
David Le Breton décrit cette subjectivité du monde du marcheur en ces termes : « Toujours en mouvement, le paysage est une signification flottante, il s’inscrit dans la relativité du temps et des émotions du marcheur qui le contemple ou le traverse. Il est fait des innombrables paysages qui n’apparaissent qu’à certains moments du jour
ou des saisons pour en révéler d’autres strates. »2
Bien que j’estime avoir su développer une narration fidèle à mes souvenirs et au récit que je souhaite transmettre, il me faut tout de même prendre en compte que les photographies comme le texte demeurent des traces encrées de la marche, et que par définition ils ne pourront retransmettre que partiellement l’expérience du corps dans l’espace et de toutes ses implications physiques. Je reviens presque systématiquement sur les sensations que j’ai pu ressentir sur les routes, et pourtant ce ne sont que des mots et des images, se retrouvant face aux limites de leur traduction, face à la réalité du monde vécu.

 

Aki Dôchûki

De cette volonté d’utiliser la marche comme principal vecteur d’observation et de création, je m’inscris dans la longue tradition des artistes et écrivains marcheurs, de ses praticiens du Dôchûzu et du Dôchûki, de la peinture et de l’écriture des chemins, encore et toujours entretenue et renouvelée par les marcheurs de chaque génération.

À la sortie de ces quelques semaines d’entrelacement saisonnier, l’hiver s’installe, succédant à un automne complet, varié dans les expériences qu’il pouvait m’offrir. Ce que je présente est un récit à partir de mes notes sur les chemins d’automne, Aki Dôchûki.3

 

 

1 Nicolas Truong (dir.), Philosophie de la Marche,La-Tour-d’Aigues, l’Aube, 2018, « La muse pédestre des écrivains », p.62

2 David Le Breton, Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur, Paris, Métailié, 2012, p.67

3 traduction littérale du titre du présent ouvrage : Aki (道中記秋秋), l'automne, et Dôchûki (道中記道中記), l'écriture des chemins.

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