Passionné de lettres et de musique, Isaac Attia s'est donné une belle mission : faire découvrir Brassens au plus grand nombre et dresser un pont entre la culture française et la culture juive. Armé de sa guitare et d'une connaissance approfondie de l'?uvre de l'auteur de « l'Auvergnat », il partage donc les chansons de Georges et sa passion avec un enthousiasme communicatif.
Lepetitjournal.com/ : Peut-on d'abord revenir sur votre parcours ? votre émigration - pourquoi ce choix de retour en Israël ?
Isaac Attia : J'ai une formation de docteur en Lettres, j'ai donc un parcours académique. En France j'ai étudié les lettres et l'histoire, notamment la Shoah et la littérature concentrationnaire. En parallèle j'ai toujours fait beaucoup de théâtre et de chant. J'ai commencé dans les cabarets quand je faisais mes études à Paris, j'ai même fait le Conservatoire de Mireille. Je me suis donc toujours retrouvé entre la culture et la littérature. Ce qui m'a amené petit à petit, à revenir en Israël, c'est d'une part que ma femme a trouvé un travail ici, elle y est médecin depuis vingt ans, d'autre part c'est le fruit d'une recherche identitaire. En tant que juif, je connais mon histoire et mon destin collectif et je voulais renouer avec ce pays qui est l'accomplissement d'une promesse de retour depuis deux mille ans. C'est aussi, pour moi, une société où il n'y a plus de distinction entre vie privée et vie publique comme on trouve en France. Il est plus simple de concilier ici vie familiale et vie quotidienne. C'est cela qui a guidé mon choix.
En tant que chanteur aujourd'hui, qu'est-ce qui a motivé le choix de Brassens ?
A un moment donné, vous savez, avec la crise des cinquante ans, la crise de milieu de vie, on veut se retrouver, savoir qui l'on est. Je me suis alors intéressé à Brassens car c'était pour moi un univers mystérieux qui m'avait toujours attiré. Quand j'ai commencé à chanter du Brassens et à approfondir son ?uvre, je me suis retrouvé, sur le plan musical face à quelque chose d'assez incroyable : des accords, des harmonies que l'on ne retrouve nulle part ailleurs. On peut avoir l'impression d'une certaine monotonie dans la musique de Brassens alors que c'est exactement le contraire ! On peut comprendre l'impression de monotonie car d'abord, il n'y a pas toujours le système couplet ? refrain, on peut avoir parfois 8 ou 10 « couplets » sans aucun refrain et donc, il y a une sorte de répétition. Néanmoins, si l'on regarde un seul couplet de la chanson pour lui-même, on a alors quelque chose d'assez admirable. C'est un peu difficile peut-être à expliquer mais Brassens est un personnage très humble qui ne se réclame que peu de qualités. Par exemple il refusait d'être appelé « poète ». La seule qualité qu'il revendiquait était sa capacité de « mettre de la musique sur des mots ». Il ne mettait pas en musique des phrases ou des couplets, il mettait en musique des mots ! C'est ce qui fait la différence entre la musique de Brassens et celle des autres.
Est-ce que les chansons de Brassens qui sont somme toutes très textuelles, voire engagées, fonctionnent aussi sur un public non francophone ?
J'ai eu, en effet, la bonne surprise de voir venir des non-francophones à la fin de mes concerts m'expliquer, en hébreu, que bien que ne parlant pas français, ils avaient beaucoup aimé. Au début cela m'a interpellé mais le sachant maintenant, j'introduis donc les chansons avec un peu d'hébreu pour donner des points de repère. Et puis il faut savoir que Brassens n'est pas totalement inconnu en Israël. Il a été traduit dans de nombreuses langues et notamment, traduit et chanté en hébreu par Yossi Banaï. Certaines chansons sont donc connues ici, et les israéliens sont contents de les entendre en version originale.
Vous parlez également de Brassens comme un « pont entre la culture juive et la culture française ». Pourriez-vous développer ?
Au-delà du pont linguistique on peut aussi faire des rapprochements interculturels. Brassens, a reçu une formation catholique, il adore les mythologies grecque et latine mais en approfondissant ses textes on peut reconnaître des thèmes que l'on retrouve aussi dans la culture juive. Par exemple, Brassens est un peu le chantre de la liberté individuelle, et dans la culture juive il y a une sorte d'entrechoquement entre la liberté collective et la liberté individuelle. Ainsi, la fameuse histoire de l'esclavage en Egypte et de la libération collective du peuple juif nous fait un peu oublier l'importance de la liberté individuelle de chacun de nous. Nous ne sommes pas des clones ! Chacun doit penser par lui-même et harmoniser sa liberté individuelle avec la liberté collective. On trouve un autre "pont" dans l'attachement à la langue chez Brassens et dans la culture juive. On sait que Brassens attachait beaucoup d'importance à la langue française, c'était un véritable Hermite qui a consacré sa vie aux ?uvres poétiques des cinq derniers siècles, puisque la langue française, telle qu'on la connaît aujourd'hui, date de cinq siècles. Mais ce que l'on sait moins c'est que tout le système poétique de Brassens consiste à laisser parler la langue par elle-même : il recherche les origines des expressions et les modifie à peine afin de leur redonner toute leur vigueur. Au lieu d'utiliser la langue comme un instrument d'expression et de communication, il se met au service de la langue et en retire toute la sagesse qu'elle contient. Cette approche est exactement celle de la pensée juive avec l'hébreu biblique.
Il y a une forte communauté française en Israël, sentez-vous qu'elle ait une place particulière dans le pays ?
Il faut déjà remarquer qu'Israël est un pays multiple. Nous avons une majorité juive avec des francophones venus, en général, par recherche identitaire ou pour être en harmonie par rapport à leur culture. Et puis il y a des minorités musulmanes et chrétiennes dans lesquelles nous retrouvons aussi des Francophones. Or, le lien de ces populations avec la communauté plus générale d'Israël est un peu différent. Dans la mosaïque israélienne, je dirais que l'on ressent surtout les traits de caractère français plutôt que la langue française. On prend une sorte de "couleur française" en vivant en Israël. On se rend compte, en vivant en Israël, qu'une certaine culture française que nous avons au fond de nous ressort malgré nous. Même en nous adaptant à la société israélienne, au mode de vie et au langage, on sent jaillir des traits de caractère particuliers, peut-être un certain raffinement ou d'autres comportements? Par exemple les Francophones d'Israël sont plus souvent des théoriciens que des personnes de realpolitik. La communauté francophone ne s'impose pas comme un lobby, par contre, sa présence se fait sentir dans tous les domaines de la société.
Quels sont vos projets actuels ?
Cette tournée va m'emmener dans cinq villes différentes et notamment à Tel Aviv le 21 juin pour la fête de la musique au Théâtre National Habima. Je me rends compte que j'ai encore beaucoup à faire pour faire découvrir l'?uvre de Brassens, en version originale, en français, au plus grand nombre : aux israéliens non-francophones, aux russophones et peut-être aussi aux plus jeunes qui ont tout à gagner à redécouvrir l'importance de la parole humaine dans les chansons de Brassens.
Propos recueillis par Philippe Creusat, www.lepetitjournal.com/tel-aviv, le 25 mai 2016
Prochains concerts d'Isaac Attia : le 19 juin au Echal Hatarbout de Natanya (Res. 09-8308811), le 20 juin au Théâtre Goodman de Beer Sheva (Res. 052-3418419), le 21 juin au Théâtre National Habima à Tel Aviv (Res. 03-6295555), le 22 juin au Théâtre Khan de Jérusalem (Res. 02-6303600) et le 23 juin au Bet Yad Lebanim de Haïfa (Res. 052-3418419).
*Crédits photographiques : Aurélie Attia et Yacov Yanoun.