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Les facteurs à l’origine de l’épidémie de dengue à Singapour

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Écrit par Leslie Colin
Publié le 15 juin 2020, mis à jour le 16 juin 2020

Singapour constate une recrudescence des cas de Dengue en 2020 avec au 15 juin 10995 cas détectés depuis le mois de janvier, soit le double de l’année dernière à la même période. Les experts estiment que les chiffres de 2020 devraient dépasser le nombre de 16 000 cas enregistrés en 2019.

Longtemps cantonnée à la zone intertropicale, la Dengue a désormais une distribution quasi-mondiale (1). Avec près de 400 millions de personnes infectées chaque année, la Dengue est considérée comme une maladie « ré-émergente » (2). La Dengue est une maladie virale, transmise par des moustiques vecteurs. A ce jour, il n’existe pas de vaccin efficace, ni de traitement spécifique (1). La première épidémie de Dengue enregistrée à Singapour remonte à 1901. La forme sévère de la maladie y apparaît dans les années 1960. C’est alors que la Dengue commence à sévir de manière régulière dans la Cité-Etat, où les enfants constituent la principale cible, plaçant la pathologie au rang de maladie infantile (3,4). La Dengue est considérée comme « endémique » à Singapour, elle fait partie des maladies soumises à déclaration obligatoire (5). Le programme de lutte contre la Dengue lancé à Singapour dans les années 1970 permet de contenir les épidémies ultérieures. Progressivement, les autorités constatent une diminution des cas de Dengue ; en parallèle, elles notent une augmentation relative des formes sévères, avec un décalage des primo-infections à l’âge adulte, témoignant d’une perte d’immunité au sein de la population (3,6). Cette tendance se confirme dans les années 2000, quand Singapour enregistre 2 épidémies de Dengue sans précédent ; 2 interversions du sérotype viral prédominant dans le pays sont observées au cours de ces 2 épisodes (4). Les chiffres relevés en 2019-2020 laissent présager du même scénario (7). Par ailleurs, parmi les cas détectés ces derniers mois, il est constaté la proportion augmentée d’un 3ème sérotype (8). Comment expliquer un tel revirement de situation ? Afin de tenter de répondre à cette question, lepetitjournal.com a enquêté sur les spécificités de la Dengue, ainsi que sur les processus physiologiques et écologiques à l’origine des épidémies à Singapour.

Les symptômes de la Dengue 

La Dengue Classique est bénigne, elle est asymptomatique dans 75% des cas. En moyenne, 1% des cas évoluent en forme sévère, la Dengue Hémorragique, pouvant s’accompagner d’un syndrome de choc mortel (1,2). Les symptômes des 2 formes de Dengue sont présentés dans le tableau n°1.

Tableau n°1 : Symptômes de la Dengue Classique et de la Dengue Hémorragique (1, 2)

tableau dengue singapour

Le risque de développer des symptômes sévères est accru pour les individus de plus de 50 ans, de groupe sanguin A/B/AB, de sexe masculin, atteints de maladies chroniques dont l’asthme, l’anémie falciforme, le diabète sucré, ou ayant déjà contracté la Dengue (4). Enfin, la pathologie est susceptible d’impacter le développement des bébés in-utero (2).

 

Les épidémies de Dengue à Singapour

Pathologie virale transmise par des moustiques vecteurs, la Dengue affecte plusieurs milliers de personnes chaque année à Singapour. Sa transmission est horizontale, d’Homme à moustique et réciproquement, et verticale, d’un moustique femelle à sa descendance (9). Chez l’Homme, la période d’incubation est de 4 à 10 jours après morsure par un moustique infecté par le virus de la Dengue (2) ; elle est raccourcie en cas de fortes chaleurs (10). A Singapour, la saison de la Dengue s’étend généralement de mai à octobre. Les chiffres présentés dans le tableau n°2 mettent en évidence 2 pics épidémiques au cours des 16 dernières années.

 

dengue singapour

Tableau n°2 : Cas de Dengue enregistrés à Singapour entre 2004 et 2019 (4,7)

 

Les épidémies de 2004-2007 et 2013-2016 sont caractérisées par un pic de cas détectés en années n1 et n2, suivi d’une accalmie relative en année n3, puis d’un rebond en année n4. Au cours des 2 épidémies, 2 interversions de sérotype prédominant sont constatées (DENV-1 versus DENV-2). Le plus grand nombre d’infections est enregistré en 2013 avec 22170 cas. Le taux de Dengue Hémorragique (DH) le plus élevé (2,7% des cas de Dengue détectés) est constaté en 2005. Le taux de mortalité (décès) le plus haut (0,32% des cas de Dengue détectés) est relevé en 2006 (4). Un nouveau pic épidémique est observé en 2019 avec près de 16 000 cas, ce qui en représente 5 fois plus qu’en 2018, mais reste plus faible que les chiffres annuels reportés en 2013 et 2014. Au 15 juin 2020, le nombre de 10995 cas détectés à Singapour depuis le mois de janvier par la National Environment Agency (NEA) (Fig. 1), est plus élevé qu’à la même période en 2018 et 2019 (7).

 

dengue singapour

Figure n°1 : Evolution annuelle des cas de Dengue détectes à Singapour depuis 2016 (source : NEA)

 

Le virus de la Dengue

Le pathogène à l’origine de la Dengue est le virus DENV (Fig. 2), un Arthropod-Borne Virus (arbovirus) (1). Il est connu sous la forme de 5 sérotypes, présentant des taux de mutations élevés, lui permettant de s’adapter très vite aux perturbations écologiques. Notamment, l’augmentation de la température extérieure accélère sa vitesse de réplication (6,10). Le DENV-2 est la souche prédominante à Singapour depuis 2016 (8). Le DENV-1 reste cependant bien présent, tandis que DENV-3 et DENV-4 coexistent en plus faibles proportions. Cependant, Singapour a récemment constaté une augmentation significative de la proportion de DENV-3, atteignant 48% des sérotypes identifiés en février 2020, soit presque le double du DENV-2. Ce chiffre est préoccupant car il n’y a pas eu d’épidémie de DENV-3 à Singapour depuis une trentaine d’années (10). D’autre part, une nouvelle forme de DENV a été détectée chez l’Homme en 2007, en Malaisie. Une batterie de tests scientifiques a permis de confirmer, en octobre 2013, qu’il s’agissait d’un nouveau sérotype, le DENV-5. Cette souche se transmet essentiellement au sein de populations de primates non-humains, il s’agit d’une forme selvatique du virus. L’épidémie humaine de faible intensité observée en 2007 en forêt de Serawak, laisse présupposer d’un faible taux de transmission pour le DENV-5, dont le vecteur principal connu est le moustique Aedes nivalis (11).

 

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Figure n°2 : Sérotype DENV-2 (x 123 000) (source : University of NSW, Australia)

 

Un phénomène immunitaire délétère

Attraper la Dengue une seconde fois favorise parfois l’apparition de symptômes sévères, du fait d’un phénomène immunitaire facilitant l’infection virale. En quoi cela consiste-t-il ? Toute infection par le DENV induit chez l’Homme (hôte) la production d’anticorps (immunoglobulines) IgG homotypiques, procurant une immunité à long terme, ainsi que des Ig G hétérotypiques, fournissant une immunité croisée contre les autres sérotypes de DENV. Les IgG hétérotypiques assurent une protection qui persiste plusieurs mois à plusieurs années. Alors que les IgG hétérotypiques diminuent au fil du temps (4 à 20 ans), les taux d’IgG homotypiques augmentent. En-dessous d’une concentration seuil, les IgG hétérotypiques ne fournissent plus qu’une protection partielle, voire inexistante (12). Lors de l’infection de l’organisme par un autre sérotype de DENV, les Ig G hétérotypiques de l’hôte se lient aux antigènes de surface du virus mais ne parviennent pas toujours à le neutraliser. Le complexe Anticorps-Virus agit alors comme un cheval de Troie : il est absorbé par les macrophages de l’hôte, cible du DENV, où il peut se répliquer sans être détecté. Ce phénomène, appelé Antibodies-Dependant Enhancement (ADE), favorise l’apparition de symptômes sévères en deuxième infection par un sérotype différent (13). Ceci expliquerait les tendances observées dans le tableau n°2.

 

Les vecteurs de la Dengue à Singapour

 

A Singapour, la Dengue est véhiculée par les moustiques Aedes aegypti et Aedes albopictus (4). Ceux-ci peuvent aussi être vecteurs d’autres arbovirus, comme ceux de la Fièvre Jaune, du Chikungunya et du Zika, maladies également sous surveillance dans la Cité-Etat (5). A.aegypti est présent en proportion majoritaire à Singapour, tandis que A. albopictus est le principal vecteur du DENV-3. Les 2 insectes ont une activité diurne, ils piquent à l’aurore ou au crépuscule, principalement en extérieur. (1). Ils s’installent en général dans des endroits frais, ombragés et humides (14).

 

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Figure n°6 (G): Aedes albopictus ; Figure n°5 (D) : Aedes aegypti (source : wikipedia)   

 

A. aegypti (Fig. 5) est un petit moustique d’environ 5mm de long, avec des marques blanches sur les pattes et un dessin en forme de lyre sur le thorax ; A. albopictus (Fig. 6), le « moustique tigre », possède quant à lui une large ligne blanche longitudinale sur le thorax et sa couleur est plus foncée (15). Leur développement s’effectue en 4 phases (métamorphose) : œufs, larve, pupe et adulte. Les 3 premières sont aquatiques, tandis que l’adulte est un insecte volant. La femelle vit 2 à 3 semaines (16), le mâle un peu moins longtemps. Les 2 sexes se nourrissent de sucs et nectars de plantes (14). Le bourdonnement caractéristique des moustiques n'est émis que par la femelle, il permet au mâle de la repérer (2). Une fois fécondée, la femelle nécessite plusieurs repas de sang pour pondre des œufs fertiles, elle est anautogène (15). Elle est attirée vers ses hôtes via des paramètres tels que leur température, l’odeur de leur transpiration, le dioxyde de carbone qu’ils dégagent, l’humidité de leur peau. La génitrice peut pondre jusqu’à 300 œufs à la fois, tous les 3 jours, dans un volume d’eau pas plus gros qu’une pièce de 20 cents (16). Après la ponte, les œufs éclosent sous 24h (14). La métamorphose complète peut durer entre 7 et 14 jours ; elle est accélérée par l’augmentation des températures (9).

 

Une conjonction de facteurs pré-déterminants

Depuis plusieurs années, la région est témoin du réchauffement climatique, de la déforestation, de la multiplication des chantiers urbains et de l’augmentation des densités de population. Ceci constitue autant de facteurs épigénétiques venant perturber les niches écologiques des êtres vivants. Ces changements ont pour conséquence d’encourager les processus d’adaptation des moustiques et des arbovirus (humains ou selvatiques) aux environnements urbains (17,18). Par ailleurs, l’augmentation des échanges internationaux et de la mobilité individuelle permettent au DENV d’être transporté aisément d’un pays à l’autre, où des vecteurs potentiels peuvent assurer sa transmission localement (1). A Singapour, l’efficacité des programmes d’éradication a clairement entraîné une chute de l’immunité naturelle de la population, la rendant plus sensible aux sérotypes prédominants dans le pays. D’autre part, du fait de la prévalence croissante du sérotype DENV-3 et du phénomène immunitaire ADE délétère, la population est d’autant plus vulnérable (10, 12, 13). Enfin, suite à la récente épidémie de COVID-19, le confinement de la population dans les habitations a créé une concentration diurne d’hôtes potentiels pour les moustiques, les lieux de résidences étant propices à leur développement (7). En effet, au cours des 2 mois de circuit-breaker, les agents de la NEA ont détecté 5 fois plus de larves d’A. aegypti dans les lieux de résidence, qu’au cours des 2 mois précédents.

La prévention contre la Dengue est donc plus que jamais de rigueur à Singapour. En cas de symptômes suspects, il est possible d’effectuer un test de détection virale (NS1 test kit) dans la plupart des cliniques de médecine générale de Singapour.

Pour connaître les recommandations de la NEA en matière de prévention anti-Dengue, cliquez ici.

Pour suivre l’évolution de l’épidémie de Dengue à Singapour, cliquez ici.

Pour connaître les clusters de Dengue à Singapour, cliquez ici.

Références :

  1. Institut Pasteur.  Fiches maladies. Dengue. Disponible ici.
  2. Organisme Mondial de la Santé. Thème de santé. Dengue [consulté le 8 juin 2020]. Disponible ici.
  3. Channel News Asia [en ligne]. Commentary : The lower immunity behind the current dengue outbreak [publié le 24 juillet 2019]. Disponible ici.
  4. Rajarethinam J. and al. Dengue in Singapore from 2004 to 2006 : cyclical epidemic patterns dominated by serotypes 1 et 2. American Journal of Tropical Medicine and Hygiene, juillet 2018, 99(1):204-210. Disponible ici.
  5. Ministry of Health (MOH). List of infectious diseases legally notifiable under the infectious diseases act. Disponible ici.
  6. Channel News Asia [en ligne]. More mosquitos or mutating virus? Experts have different views on dengue spike [publié le 16 juillet 2019]. Disponible ici.
  7. National Environnent Agency (NEA). Dengue and Zika. Dengue [consulté le 12 juin 2020]. Disponible ici.
  8. The Straits times [en ligne]. Singapore faces dengue threat from emergence of little-seen strain [publié le 15 janvier 2020]. Disponible ici.
  9. Wu Y. and al. Mining weather information in dengue outbreak, Predicting future cases based on Wavelet, SVM and GA. Agency for Science, Technology and Research, Institute of High Performance Computing, Singapore.
  10. Channel News Asia [en ligne]. More than 4000 dengue cases in Singapore since start of 2020 as virus strain re-emerges [publié le 22 mars 2020]. Disponible ici.
  11. Mustafa M.S. and al. Discovery of fifth serotype of dengue virus (DENV-5) : a new public health dilemma dengue control. Medical Journal Armed Forces India, janvier 2015; 71(1) : 67-70. Disponible ici.
  12. Wikipedia, the free encyclopedia. Antibody-dependent enhancement [consulté le 8 juin 2020]. Disponible ici.
  13. Dengue Virus Net .com. Antibody-dependent enhancement [consulté le 8 juin 2020]. Disponible ici.
  14. 1880-No Pests [en ligne]. Mosquito pest control and treatment methods [consulté le 8 juin 2020]. Disponible ici.
  15. Wikipedia, the free encyclopedia. Aedes aegypti [consulté le 8 juin 2020]. Disponible ici.
  16. Institut de Recherche pour le Développement (IRD). La dengue dans les départements français d’Amérique, Chapitre 1 : Bio-écologie et compétence vectorielle d’Aedes aegypti [publié en 2003]. Disponible ici.
  17. Naciri M. La bactérie Wolbachia bloque l’infection des moustiques par différents pathogènes humains. Médecine / Sciences, juin-juillet 2019, vol 35, numéros 6-7 : 584-585. Disponible ici.
  18. Kamgang B and al. Notes on the blood-feeding behavior of Aedes albopictus (Diptera : Culicidae) in Cameroon. Parasites & Vectors, 2012, 5 : 57. Disponible ici.

 

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