L’Asie, tirée par la Chine, va dominer le monde pour le siècle à venir. Ceci n’est plus une question mais une assertion communément partagée par les milieux d’affaires et gouvernants du monde entier. Les sociétés françaises, grandes, moyennes et petites sont-elles prêtes à relever ce défi ? Ont-elles intégré que les éléments de cette culture asiatique ont une dimension aussi importante que leur stratégie marketing, l’état de leur finance ou encore la pertinence de leurs documents juridique ?
En clair nos entreprises ont-elles jamais entendu parler de Guanxi, de Mianzi, de Fengshui, de Quan hê[1] au Vietnam, des luttes fratricides entre les cousins chaebols[2] en Corée du Sud, ou bien des relations consanguines entre milieux d’affaires et Yakuza au Japon qui ont traumatisé les cadres de Renault dans les semaines qui ont suivi l’acquisition de Nissan[3].
Il est à parier que non car la connaissance de ces blocs fondamentaux des affaires n’est perceptible que des Français ayant des années de présence en Asie. Ne nous y trompons pas. Il ne s’agit pas seulement d’usages corporate comme tendre sa carte de visite à deux mains en regardant son interlocuteur dans les yeux, ou de bien connaître le degré d’inclinaison de la tête selon que l’on salue un Satcho (pdg) ou un Butcho (chef de département) au Japon. Le Guanxi, le Mianzi et le Fengshui relèvent d’un mélange riche fait d’histoire, de religion, de réseau, de comportements sociaux et familiaux. Un mélange tellement détonnant, et si mal connu, que les universités américaines en ont fait une partie importante de leurs enseignements dans les cursus de business tourné vers l’international, au même titre que la finance et le juridique. L’esprit cartésien, rationnel, et souvent supérieur des enseignants et hommes d’affaires français, ne nous permet pas d’accepter ce que nous ne pouvons pas comprendre et expliquer. Les Anglais eux connaissent mieux cette culture asiatique, du fait de leurs liens historiques avec cette région. Les Allemands, eux, savent qu’ils ne comprendront pas et nomment des directeurs, souvent biculturels, en charge du « Guanxi Management ».
La seule multinationale de taille mondiale à avoir reconnu officiellement un échec en Chine à cause d’un « Guanxi management » désastreux est le groupe Danone. Le cas « Danone/wahaha » est commenté dans la plupart des écoles de droits du monde[4]. Danone y a perdu des centaines de millions de dollars en 2007, ainsi qu’un partenariat qui était extrêmement prometteur. Certains commentateurs pudiques y ont vu des problèmes de gouvernance mais les économistes et hommes d’affaires avertis savent que les raisons véritables ont été « un clash de culture » et le silence assourdissant des responsables de Danone dans le management de la JV en Chine, tant ils pensaient que la supériorité de leurs marques et de leurs produits ferait « le job ». Il s’agit donc d’un échec humain, d’un échec dans l’appréciation culturelle de la relation…du Guanxi mal assimilé.
Porté par la presse du moment, le cas Carlos Ghosn vs. Japan fera sans aucun doute jurisprudence. Aux yeux des Français du Japon et de ceux qui comme moi côtoyaient Ghosn au début des années 2000 dans le quartier de Roppongi, Nissan et Renault ne sont que les coquilles qui ont permis à ce clash culturel de germer et de finalement exploser sur la scène médiatique mondiale. D’un côté, le Japon, une ile, qui n’a jamais été envahie, qui n’autorise pas les étrangers à venir s’y installer, censure son histoire (aucune référence n’est faite à Pearl Harbour, ni aux massacres perpétrés dans le Sud Est asiatique dans les livres d’école), un pays ayant un système juridique faisant peu cas des étrangers, de l’autre un « tycoon » non Japonais possédant 3 passeports, parlant 5 langues, possédant 6 résidences si nous comptons l’avion privé, mais surtout, un homme qui, avec beaucoup d’arrogance, trop… a sauvé Nissan et Mitsubishi de la faillite. Tous les ingrédients étaient réunis pour faire « perdre la face » à un pays entier qui du bas jusqu’au plus haut de l’échelle sociale n’a pour toute référence que sa propre histoire et sa culture ! Comme l’évoquait Isabelle Jarry dans Le Jardin Yamata, on ne relève pas celui qui chute afin de ne pas lui faire honte une deuxième fois !
La France a aussi ses champions comme Hermès et Chanel. Je recommande d’ailleurs l’excellent livre « Argent, Fortunes et Luxe en Asie » dans la collection l’Asie Immédiate[5] avec une postface de Christian Blanckaert, ancien directeur général d’Hermès.
Précisons de plus que ces éléments de culture, ne concernent pas uniquement la Chine, mais qu’ils sont véhiculés au travers de toute l’Asie du Sud-Est par le lobby Chinois à la commande des milieux d’affaires dans ces pays. Les communautés chinoises sont en effet très implantées dans le Sud-est asiatique. Elles représentent à peu près 25% de la population en Malaisie, en forte baisse cependant pour cause d’ostracisation rampante de la part des Malais (de confession musulmane). Et aussi parce que l’on constate que de plus en plus d’immigrants chinois sont attirés vers des pays comme Singapour, l’Australie ou les Etats-Unis où, compte tenu de leur éducation et de leurs compétences, leurs salaires ont de fortes chances d’être multipliés par 3 dès leur arrivée. En Indonésie les Chinois sont officiellement bien moins nombreux, car ils ne se déclarent pas par crainte de ségrégation. Ils seraient entre 2 et 5%. Dans ces deux pays, les communautés chinoises sont très actives dans le secteur privé alors que les locaux, Malais et Indonésiens travaillent plutôt dans la fonction publique. En Thaïlande, où ils seraient 14%, ils sont encore moins visibles car thaï de souche et thaï d’origine chinoise partagent la religion bouddhiste. Les Thaï d’origine chinoise ont « thaïlandisé » leur patronyme et il faut être une fin connaisseur de la Thaïlande pour retrouver la racine chinoise au milieu d’un patronyme thaï. La culture chinoise et la religion bouddhiste (95 % de la population en Thaïlande) sont les deux véhicules communs ou substituables du Guanxi.
Nos sociétés françaises, des multinationales aux PME, doivent apprendre à accepter l’incompréhensible dimension du Guanxi car il sera source des plus grandes réussites ou des échecs les plus tristes. Comme le dit Tiziano Terzani dans son livre « Un Devin m’a dit » : « en Asie le noms de vos enfants, l’achat d’un terrain, l’acquisition d’actions, la date et le lieu de la signature d’un contrat, le début d’une guerre, choisir son conjoint au travers du mariage...sont des décisions religieuses prises par des experts capables de déchiffrer ce qui est invisible à l’être humain moyen. »
Essayons nous sur quelques définitions
Le guanxi : c’est un ensemble de relations mutuellement bénéfiques personnelles mais aussi professionnelles. C’est un échange de faveurs, « a two ways street », un « after service relationship »
Le Mianzi : le Mianzi ou « ne pas créer une situation ou l’autre peut perdre la face » est étroitement associe au Guanxi. Le Mianzi touche à la réputation et au rang des individus chez ses pairs et ses groupes sociaux ou familiaux. Les Américains appellent cela « the daily routine of face management. The face may be given, gained, lost or saved. »
Le Fengshui : Un système de lois qui gouvernent le flux des énergies (chi) pris en compte pour l’établissement d’un immeuble ou d’un bureau. Il est intimement lié aux dates et à l’horoscope chinois. Pour illustrer le Fengshui deux exemples : un employé bouddhiste refusera de rentrer et de travailler dans un bureau ou un immeuble non validé par un maître Fengshui. Norman Foster, l’architecte anglais, âgé aujourd’hui de 82 ans, est particulièrement apprécié des Chinois car il a intégré les principes des maîtres Fengshui à toutes ses œuvres architecturales. (L’immeuble HSBC à Hong Kong ou encore l’aéroport de Hong Kong entres autres)
[1] Le quan hê version vietnamienne du guanxi définit les liens et priorités entre 1/relation, 2/ descendance, 3/ argent et 4/ savoir. Il existe plusieurs interprétations qui ont toutefois toutes un point commun : le savoir arrive toujours en dernier.
[2] Un chaebol est le nom donné à un grand groupe industriel coréen. Il s’agit souvent d’un ensemble d'entreprises dans des domaines variés, avec entre elles des participations croisées.
[3] L’auteur de cet article vivait alors au Japon, où il a suivi cette acquisition en direct
[4] source :European Journal of Law Reform 2011 (13) 3-4)
[5] Auteurs Jean-Marie Bouissou, Jonathan Sibono, Max-Jean Zins, 2013, Picquier Poche
Article publié en avril-mai 2017 dans la revue "Entreprendre à l'international" et réactualisé en janvier 2020