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De Temasek à Singapour, les aventures d’un pays improbable

photo strait times à Singapourphoto strait times à Singapour
La une du Straits Times du 9 aout 1965 (copyright Straits Times)
Écrit par Jean-Michel Bardin
Publié le 5 septembre 2022, mis à jour le 8 septembre 2022

Le 9 août dernier, Singapour a fêté ses 57 ans. Un bel âge, quand on sait que certains donnaient peu cher de sa viabilité à sa naissance. Pourtant ce n’était pas la première fois que cette ile était le siège d’un gouvernement autonome. C’est l’occasion de revenir sur les différents avatars de cette ile à travers les siècles et de constater la continuité de certains facteurs qui ont contribué au destin de ce pays.

 

Pendant longtemps, l’histoire de Singapour démarrait quand Sir Stamford Raffles y a débarqué en 1819. Ce n’était pas seulement une ruse des Anglais pour s’approprier le destin de l’ile en escamotant son passé, comme, par exemple, en détruisant les ruines des bâtiments érigés sur Fort Canning au 14ème siècle. Cela résultait aussi du fait qu’il n’y avait aucune trace écrite de ce qui s’était passé auparavant.

Mais, ces dernières décennies, des découvertes archéologiques et l’étude de documents de diverses natures, origines, et périodes a progressivement permis de retracer les différentes étapes de l’histoire de Singapour, sachant qu’il est parfois difficile de faire la part entre l’histoire et la légende. Cet article s’appuie principalement sur la lecture du livre « Seven hundred years, a history of Singapore », œuvre de quatre prestigieux historiens singapouriens, qui a été publiée en 2019 et qui est accessible dans le réseau des bibliothèques publiques.

Pour une approche plus concrète, vous pouvez aller visiter la galerie qui vient juste d’ouvrir à Fort Canning (Fort Canning Heritage Gallery). Elle expose sous forme de textes, d’animations, et de découvertes archéologiques l’histoire passée de Singapour. Elle est ouverte tous les jours (sauf le dernier lundi du mois) de 10h à 18h et son accès est gratuit.

 

Du repaire de pirates au royaume de Singapour

L’histoire de Singapour est marquée depuis l’origine par la situation géographique exceptionnelle de la zone maritime située entre la péninsule malaise, Sumatra et Java. Cette zone, parsemée des iles qui constituent l’archipel de Riau, est située sur la route maritime la plus courte entre l’Inde et le Moyen-Orient, d’un côté, et la Chine et l’extrême Orient, de l’autre côté. Elle a donc été depuis très longtemps le lieu d’un trafic maritime intense.

 

histoire de singapour
Carte de 1755, de Jacques-Nicolas Bellin, hydrographe français (copyright National Museum of Singapore)

 

Or, qui dit trafic maritime intense, dit opportunité de gain. La piraterie s’est développée dans la région comme source facile de revenus. Les nombreuses rivières à estuaires sinueux et boisés procuraient des caches favorables aux pirates. Singapour a été un temps un tel repaire de pirates. Ceux-ci rôdent d’ailleurs toujours dans la région : pour le seul premier trimestre de cette année, 17 actes de piraterie ont été recensés dans les eaux de Singapour

Au 7ème siècle, le royaume hindou-bouddhiste de Srivijaya nait au sud-est de l’ile de Sumatra avec pour capitale Palembang. Il devient le garant de la sécurité de la navigation dans cette zone en en profitant financièrement. Pour cela, il va s’appuyer sur les Orang-Laut, peuple malais originels de la région, qui vivent des produits de la mer sur les côtes, voire sur des bateaux, et qui sont de redoutables marins et guerriers. Il va établir des ports-entrepôts dans la région, facilitant ainsi les échanges entre les marchands et denrées arrivant de l’est et celles arrivant de l’ouest. Singapour, alors appelé Temasek, était un de ces ports-entrepôts où les marchandises étaient transbordées entre bateaux de différentes origines (toute ressemblance avec la situation présente n’est pas du tout fortuite). Soutenu par la Chine, le royaume devient empire, englobant progressivement l’essentiel du monde malais (la plus grande partie des iles de Sumatra et Java, et la péninsule malaise) et s’étendant à son apogée jusqu’au sud de la Thaïlande. Par ailleurs, Palembang, la capitale était un important centre bouddhiste, où des moines de diverses origines venaient étudier.

Evidemment ce succès faisait des jaloux, qu’il s’agisse des royaumes khmers et thaïlandais, ou des principautés malaises résiduelles dans les iles de Java ou de Sumatra. A partir du 11ème siècle, l’empire Srivijaya, basé sur des allégeances assez souples, commença à se fissurer. L’expansion de l’Islam dans la région a été aussi un moteur de ce déclin. Palembang a été abandonné, et après quelques pérégrinations, à la fin du 13ème siècle, le dernier chef de Srivijaya trouva refuge à Temasek, qu’il rebaptisa Singapour (d’après la légende il crut y voir un lion quand il débarqua sur l’ile en provenance de Bintan). La topographie de l’ile était favorable, avec un estuaire assez large (Singapore river) au pied d’une colline élevée (Fort Canning), ressemblant beaucoup à celle de Palembang.

 

sanctuaire
Le sanctuaire Iskandar Shah à Fort Canning (copyright Johor Kaki)

 

Le soutien loyal des Orang-Laut et la construction de défenses robustes (dont les ruines existaient encore à l’arrivée des Anglais) permirent à la dynastie de survivre les attaques pendant près d’un siècle. Le seul témoignage tangible restant de ce royaume de Singapour (aussi le plus vieux monument religieux du pays) est le sanctuaire (« keramat ») dédié au dernier roi de Singapour, Iskandar shah, situé sur le flanc sud de Fort Canning, où se trouvait alors le palais royal. Celui-ci dut s’enfuir à la fin du quatorzième siècle, à la suite d’une nouvelle attaque javanaise, réussie grâce à la complicité d’officiels du royaume. Remontant la côte malaise, il y trouva un emplacement favorable. Il y fonda Malacca et se convertit à l’islam. Ce fut le début du sultanat malais, qui existe toujours aujourd’hui.

 

La capitale militaire du sultanat malais

Avec le support de la Chine, Malacca devint rapidement le premier port-entrepôt de la région, reprenant la fonction précédemment assurée par Srivijaya. L’apothicaire portugais Tomé Pires qui y vécut au début du 16ème siècle rapporte que 4000 marchands parlant 84 langues différentes s’y côtoyaient. Outre les revenus provenant du commerce maritime, Malacca bénéficiait de ressources de l’arrière-pays de plus en plus prisées par les autres pays : encens, camphre, résine, gomme, or, cuivre, étain. Singapour avait perdu son statut de capitale, mais restait un port important où ces produits étaient écoulés.

La fuite d’Iskandar shah de Singapour à Malacca avait été aidée par les Orangs-Laut, qui restaient fidèles aux héritiers de Srivijaya. Certains s’installèrent à Malacca, comme gardes du sultan. Singapour restait la base des Orang-Laut, et devint du coup la résidence des commandants des armées et de la flotte du sultanat malais. Une des forces des Orang-Laut était leur grande mobilité.

En 1511, les Portugais s’emparent de Malacca, Le sultanat doit se replier, mais, survit grâce aux Orang-Laut. Il continue de prospérer. Il fait même commerce avec les Portugais. Il prend le nom de sultanat de Johor. La chute de Malacca, renforce le rôle commercial de Singapour au sein du sultanat malais.

A la fin du 16ème siècle, les hollandais, sous la bannière de la compagnie néerlandaise des indes orientales, arrivèrent dans la région avec la ferme intention de déloger les Portugais de leur monopole commercial lucratif. Le sultanat malais joua à merveille de cette rivalité. Il fut le second des trois pays asiatiques, avec le royaume de Siam et le sultanat d’Aceh, à envoyer une ambassade aux Pays-Bas. Finalement en 1641, les hollandais ravirent Malacca aux portugais. Ces deux puissances ont envisagé de construire un fort à Singapour, pour mieux contrôler le trafic maritime, mais ces projets n’aboutirent pas.

Depuis le 17ème siècle, la compagnie anglaise des indes orientales avait établi quelques comptoirs dans les iles qui produisaient des épices, notamment noix muscade et clous de girofle. Les hollandais prirent ombrage de cette concurrence et n’eurent de cesse d’évincer les Anglais de la région. Le traité de Brenda de 1667, solda le retrait des Anglais de la région, excepté une bande côtière autour du port de Bencoleen (aujourd’hui Bengkulu) au sud-ouest de Sumatra, en échange de la Nouvelle Amsterdam (aujourd’hui New-York).

Mais cela n’empêcha pas compagnie anglaise des indes orientales, qui avait bien vu la situation stratégique de cette région, de chercher à s’y étendre. En 1786, elle signe un accord avec le sultan de Kedah pour acquérir Penang sur la côte nord-ouest de la Malaisie. De 1795 à 1804, les hollandais cèdent Malacca aux anglais pour éviter qu’elle ne tombe aux mains des Français, qui occupent alors les Pays-Bas. Mais la compagnie lorgne plus au Sud, vers l’archipel de Riau, cœur du trafic maritime. Plusieurs sites sont envisagés dont Singapour.

Au début du 18ème siècle, l’assassinat du sultan de Johor entraina des changements importants dans l’organisation du sultanat. Son successeur fut soutenu par les Bugis, rivaux des Orang-Laut. Le siège du sultanat et le port principal furent déplacés sur l’île de Bintan. Singapour perdit ainsi ses rôles militaire et commercial, et périclita.

 

Du comptoir de la compagnie des indes orientales à la colonie de la couronne britannique

Singapour était encore un satellite du sultanat de Bintan, quand Raffles y débarqua début 1819. En six jours, il obtint, moyennant finance, l’autorisation des autorités locales d’y implanter une usine. Il faut dire que les malais, qui constituaient la population de Singapour, n’avaient toujours pas digéré la prise pouvoir par les Bugis un siècle plus tôt. Ils ont vu dans l’accord avec les Anglais une occasion d’équilibrer le rapport de force avec le sultanat Bugis de Bintan, qui était, lui, lié aux Hollandais. Les Hollandais ont tout de suite protesté, sans cependant en venir aux armes.

Cependant, les autorités britanniques ne voulaient pas se mettre à dos les hollandais dont ils avaient besoin pour combattre les Français, et ils ont commencé à demander à la compagnie que Singapour soit abandonné. Mais le plaidoyer des commerçants en faveur du maintien de ce site finit par l’emporter. En 1824, est signé le traité anglo-hollandais qui réaligne les zones d’influence des deux puissances en Asie du Sud-Est, attribuant aux Pays bas Sumatra, Java et toutes les îles en dépendant (en gros l’Indonésie actuelle) et aux anglais l’ensemble de la péninsule malaise, y compris Malacca et Singapour. Dans la foulée, la compagnie anglaise des indes orientales signe un nouvel accord avec les malais pour prendre le contrôle de la totalité de l’île de Singapour.

A ce moment Singapour était un comptoir indépendant de la compagnie anglaise des Indes. Orientales avec sa propre organisation. Mais, en 1826, pour optimiser les coûts administratifs, Singapour fut fédéré avec les comptoirs de Penang et de Malacca pour former les « Straits Settlements » (implantations du détroit), dont le siège fut d’abord localisé à Penang, l’implantation la plus ancienne, avant d’être déplacé six ans plus tard à Singapour, qui était devenu entre-temps l’implantation la plus importante du point de vue économique.

En 1833, le parlement anglais promulgue une loi, abolissant les privilèges de la compagnie et faisant de l’Inde une colonie de la couronne britannique, et non plus une possession de la compagnie. Les Straits Settlements furent alors rattachés au gouvernement indien. Ce changement fut très mal perçu à Singapour, car l’Inde ne se souciait pas de ces comptoirs et de leurs problèmes. Après des décennies de lobbying, les Straits Settlements finirent par obtenir leur rattachement direct à la couronne britannique en 1867.

 

empress building
L’empress place building, ancien siège de l’administration coloniale, aujourd’hui ACM (copyright Roots.sg)

 

Un gouverneur est nommé à Singapour, rapportant directement à Londres. Une administration locale est mise en place, avec 11 départements. Les fonctionnaires, britanniques, sont recrutes par concours. Ils doivent apprendre le malais à leur arrivée. Ce changement de tutelle favorisa le développement économique de Singapour. Il se traduisit aussi par la mise en place de nombreuses infrastructures militaires.

 

Les terribles années de Syonan

Le 15 février 1942, Singapour, supposée être LA place forte orientale de l’empire britannique, se rend aux japonais après seulement 7 jours de combat terrestre sans merci, préparés il est vrai par trois mois de bombardement intensif. A titre d’exemple, 260 personnels et patients de l’hôpital Alexandra sont massacrés. Les japonais rebaptisent Singapour « Syonan », « lumière du sud ». Pendant 42 mois, les Singapouriens vont vivre un enfer, qui n’a rien à envier à ce qu’ont connu les nations européennes sous le joug des nazis. Des milliers de personnes accusées de sentiments antijaponais sont exécutés sommairement sur les plages. La nourriture devint de plus en plus rare. Une inflation galopante rendit la plupart des produits inaccessibles. L’apprentissage du japonais devint obligatoire. Finalement, le 12 septembre 1945, dans la foulée de la reddition du Japon, Singapour est rendu à la couronne britannique, clôturant le chapitre le plus sombre de l’histoire de Singapour.

 

L’émancipation progressive après la seconde guerre mondiale

En avril 1946, lorsque le pouvoir revint aux autorités civiles, les « Straits Settlements » furent abolis et Singapour devint une colonie de la couronne britannique à elle seule.

La défaite des Anglais avait fortement affaibli leur image auprès de la population locale, qui envisage de plus en plus sérieusement son indépendance. Des négociations dans ce sens vont se dérouler pendant des années entre des activistes locaux et les autorités britanniques

Un conseil législatif est créé en 1948 avec 6 sièges soumis au vote, les autres étant désignés par les autorités britanniques. Le nombre des sièges soumis au vote va augmenter à plusieurs reprises. En 1959, la totalité des sièges sont soumis au vote. Cette ouverture va aboutir à la création de plusieurs formations politiques.

En 1955, Singapour élut son premier Premier Ministre, David Marshall, singapourien d’origine juive, apôtre de l’indépendance. Le 1er aout 1958, Singapour se voit attribuer un statut d’autonomie (excluant les domaines de la défense, de la sécurité intérieure, et des affaires étrangères) par le parlement britannique. Cela prend effet le 3 juin 1959, qui va devenir pendant quelques années la fête nationale de Singapour. Le 3 décembre 1959, Yusof bin Ishak, est investi comme premier chef d’état singapourien. Vous connaissez tous son portrait, car c’est celui qui figure sur les billets de banque. C’est à cette occasion que le drapeau et l’hymne singapouriens que nous connaissons aujourd’hui sont utilisés pour la première fois.

 

prestation de serment singapour
Prestation de serment de Yusof Bin Ishak le 3 décembre 1959 (copyright Roots)

 

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, il y avait eu des réflexions grandissantes sur le rapprochement de Singapour avec la Malaisie, alors limitée à la péninsule malaise (et appelée « Malaya »), qui avait obtenu son indépendance en 1957. Associer la puissance commerciale de Singapour avec une Malaisie riche en ressources naturelles faisait du sens. Ainsi le 16 septembre, Singapour s’émancipe complètement de la tutelle britannique en rejoignant la fédération de Malaisie (qui prend alors le nom de « Malaysia »), en même temps que les états de Sabah et Sarawak, situés sur l’ile de Bornéo.

Mais rapidement, les rapports se tendent entre une Malaisie, au 2/3 malaise, qui entend privilégier cette population (bumiputera), et un Singapour, au 3/4 chinois, qui défend la neutralité ethnique et religieuse. En 1964, ces tensions provoquent des émeutes raciales entre Malais et Chinois à Singapour, causant une quarantaine de morts, plus de 500 blessés, et surtout un traumatisme au sein de la société singapourienne, qui avait jusque-là vécu assez pacifiquement sa pluralité ethnique.

Finalement Lee Kwan Yew, le premier ministre singapourien, qui avait été un farouche partisan du rapprochement avec la Malaisie, se résout à mettre fin à cette association. Le 9 août 1965, l'indépendance de Singapour est proclamée. Cette date devient la nouvelle fête nationale.

 

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Premier défilé de la fête nationale le 9 aout 1966 (copyright National Archives of Singapore)

 

 

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