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L'importance des relations interreligieuses à Singapour

Une intense collaboration interreligieuse est nécessaire pour maintenir la cohésion sociale dans ce pays à forte diversité religieuse, alors que les religions servent d’alibi dans maints conflits dans le monde. En collaboration avec François Bretault, catholique engagé depuis longtemps dans les relations interreligieuses, Lepetitjournal.com vous présente les organisations qui œuvrent dans ce domaine et comment elles coopèrent.

Le cardinal de Singapour reçoit des représentants de diverses religions à l'occasion de Noël.Le cardinal de Singapour reçoit des représentants de diverses religions à l'occasion de Noël.
Rencontre interreligieuse devant l’autel de l’église Saint Joseph à l’occasion de Noël (@ SJCVS)
Écrit par Jean-Michel Bardin
Publié le 15 avril 2024, mis à jour le 17 avril 2024

Singapour, champion de la diversité religieuse

En 2012, le Pew Research Center, centre de réflexion américain indépendant, a publié un rapport sur les religions dans 232 pays ou territoires. 8 groupes religieux ont été retenus : bouddhistes, chrétiens, religions traditionnelles ou populaires (chamanisme, aborigène, culte des ancêtres, …), Hindouisme, Islam, Judaïsme, ceux affiliés à d’autres religions (Bahaïsme, Jainisme, Shintoïsme, Sikhisme, Taoïsme, Zoroastrisme, …), et ceux non affiliés à une religion (athéistes ou agnostiques).

Dans ce cadre, un indice de diversité a été calculé selon une méthodologie utilisée pour mesurer la concentration dans divers domaines. Le résultat est un score allant de 0 à 10, 0 correspondant au cas où toute la population est affiliée à une seule religion, 10 correspondant au cas où la population se partage également entre les 8 groupes religieux identifiés.

Avec un indice de 9, Singapour se classait de loin premier au niveau mondial, suivi de Taiwan (indice 8,2) et le Vietnam (indice 7,7). Remarquons qu’avec un indice relativement élevé de 5.9, la France est classée 27ème, seconde seulement en Europe derrière les Pays-Bas. La composition religieuse des pays étant assez stable, ce classement n’est probablement pas très différent aujourd’hui.

 

 

Singapour est champion mondial en matière de diversité religieuse.

 

Un risque dans un monde où les tensions tendent à utiliser les religions

Même si la plupart des religions prêchent la paix, elles servent souvent d’étendards pour des groupes sociaux ou politiques cherchant à s’affirmer, voire des extrémistes en quête de pouvoir. Notre histoire regorge de croisades et de guerres de religion. Aujourd’hui, cela est évident avec les actions de l’état islamique et de Al-Qaïda. Mais l’Islam n’a pas le monopole de l’usage pervers de la religion : il suffit d’observer les crimes des white supremacists chrétiens aux États Unis ou en Nouvelle Zélande, ou même les revendications des bouddhistes en Birmanie et à Sri Lanka.

Avec sa diversité religieuse, Singapour n’est pas à l’abri de l’extrémisme religieux. De fait, plusieurs tentatives ont été enregistrées ces dernières années, heureusement tuées dans l’œuf grâce à la vigilance et l’efficacité des services de sécurité, toujours sur leurs gardes. Pas plus tard qu’en novembre dernier, un Singapourien de 16 ans, séduit par l’idéologie white supremacist sur Internet, a été interpellé par la police : il projetait de faire des attentats à l’étranger contre les communautés ciblées par les white supremacists. En 2020, un autre jeune Singapourien de 16 ans a été arrêté alors qu’il projetait des attaques à la machette contre des musulmans dans deux mosquées de Singapour.

L’influence croissante des réseaux sociaux, et plus récemment le conflit au Moyen Orient n’ont fait qu’amplifier les risques.

 

Un arsenal législatif veillant à promouvoir l’harmonie entre les communautés et les religions.

En 1964, Singapour a dû faire face à de graves émeutes intercommunautaires. Une des raisons de l’indépendance de Singapour par rapport à la Malaisie en 1965 était d’ailleurs de créer un état où aucune religion ou race n’était privilégiée. Mais, conscient des risques inhérents à la diversité religieuse du pays, le Parlement a voté en 1992, après trois ans d’études et consultation de la population, le Maintenance of Religious Harmony Act. Cette loi est basée sur deux principes : d’une part, la modération et la tolérance dans la pratique des religions, pour éviter malentendus ou provocations, et, d’autre part, la séparation entre la religion et la politique, pour éviter de faire des religions un instrument de propagande politique. Les personnes ou organisations qui enfreignent ces principes peuvent se voir interdire de communiquer pendant un certain temps.

Cela débouche sur une forme de laïcité bien différente de celle en vigueur en France : il ne s’agit pas de gommer les différences en poussant les gens vers un modèle unique (assimilation), mais de promouvoir une société plurielle ou chaque communauté et religion peut s’épanouir librement, dans la mesure où elle respecte les autres.

Avec la montée en influence des réseaux sociaux, cette loi a été amendée en 2022 avec trois volets : protéger les organisations religieuses locales contre les influences étrangères, notamment sous forme financière ; accélérer les procédures contre les personnes qui enfreignent la loi ; leur proposer des travaux communautaires de réhabilitation au lieu d’une poursuite judiciaire.

De plus, à la suite des tensions consécutives au 11 septembre 2001, le gouvernement en liaison avec les divers groupes religieux établit en 2003 un code de conduite dans le domaine religieux, la Declaration of Religious Harmony :

 

WE, the people in Singapore, declare that religious harmony is vital for peace, progress and prosperity in our multi-racial and multi-religious Nation. We resolve to strengthen religious harmony through mutual tolerance, confidence, respect and understanding. We shall always recognise the secular nature of our State, promote cohesion within our society, respect each other's freedom of religion, grow our common space while respecting our diversity, foster interreligious communications, and thereby ensure that religion will not be abused to create conflict and disharmony in Singapore.

Par ailleurs, des Inter-Racial Confidence Circles, rebaptisés depuis Racial and Religious Harmony Circles, ont été mis en place dans chacune des 93 circonscriptions électorales de Singapour pour promouvoir cette déclaration, qui est lue chaque année dans toutes les écoles à l’occasion du Racial Harmony Day.

Un atout de Singapour dans la collaboration interreligieuse est que la plupart des religions ont un leader qui peut représenter son obédience et émettre des directives à l’attention de ses coreligionnaires. Cela a été particulièrement important au lendemain du 7 octobre 2023, quand le Grand Mufti de Singapour a envoyé une lettre de compassion au Grand Rabbin, et que celui-ci a répondu favorablement, de façon à réduire les tensions entre musulmans et juifs sur l’île.

 

L’IRO, la plus ancienne organisation interreligieuse au monde

Les autorités publiques n’ont pas été les seules à identifier le risque de conflit interreligieux et à chercher à le réduire. Dès 1949, sous l’impulsion d’un érudit musulman pakistanais, Mohamed Abdul Aleem Siddiqui, des représentants de l’Islam, des églises chrétiennes, du Bouddhisme, de l’Hindouisme, du Sikhisme, et du Judaïsme se sont réunis pour former une alliance de paix. C’était le début de l’IRO (InterReligious Organisation). Ce groupe s’est élargi au fil des années. Il comporte aujourd’hui 10 religions « officiellement » reconnues : les six membres fondateurs ont en effet été rejoints par les taoïstes, les jaïnistes, les zoroastriens, et les bahaïs. Il faut bien se souvenir qu’à cette époque, la plupart des religions se considéraient comme la seule vérité et décourageait les contacts avec les autres. Concernant le catholicisme par exemple, il a fallu attendre le concile Vatican II (1962-1965) pour que les croyants soient encouragés à dialoguer avec les autres religions.

C’est l’IRO qui a proposé en 1950 au gouvernement encore colonial de l’époque de revoir la liste des jours fériés, pour qu’elle soit plus équilibrée entre les différentes religions. L’IRO est aussi intervenu en 1950 pour calmer les esprits suite aux émeutes consécutives à l’affaire Maria Hertogh : un jugement avait rendu cette jeune fille baptisée catholique à ses parents hollandais, alors qu’elle avait été adoptée durant la guerre par une famille malaise qui l’avait éduquée et mariée dans la tradition de l’islam. La communauté malaise, outrée, s’en est alors prise aux autorités, aux européens et aux eurasiens. L’armée dut intervenir et il en résulta 18 morts, 173 blessés et plus de 1000 interpellations. L’IRO intervint de même lors des émeutes intercommunautaires de 1964.

En 1952, l’IRO a commencé à organiser des prières interreligieuses pour célébrer des événements concernant toutes les communautés, comme par exemple la commémoration de la seconde guerre mondiale ou, plus récemment, des victimes de la pandémie. Cette organisation a depuis produit de nombreuses publications plaidant pour la compréhension et l’harmonie interreligieuse.

 

L'IRO est la plus ancienne organisation interreligieuse au monde.
Les membres de l’IRO priant en commun (@ IRO)

 

Le CIFU, pour une approche de terrain

En 2019, à l’instigation de Mohamed Imran, partisan renommé de la cause interreligieuse à Singapour, une dizaine de personnes de bonne volonté de diverses religions se sont réunies sur le  constat que certaines problématiques interreligieuses n’étaient pas couvertes par l’IRO: d’une part, l’IRO ne reconnait que 10 religions, de nombreux courants religieux, certes minoritaires, n’y étant pas représentés ; d’autres part, cet organisme institutionnel très formel a du mal à traiter des questions pratiques quotidiennes qui se posent au carrefour des différentes religions. C’est ainsi qu’a été créé le Centre pour la Compréhension Interreligieuse (CIFU), ONG qui promeut une communauté engagée avec une compréhension approfondie des idées et pratiques. C’est un pont entre les livres et le terrain.

Cette organisation se veut inclusive, embrassant la diversité (comme par exemple les non-croyants, ou les minorités religieuses), en particulier ceux en marge (comme les LGBT, ou les migrants). C’est un groupe d’individus qui ne prétendent pas représenter leurs religions ou les groupes auxquels ils appartiennent, mais seulement eux-mêmes en toute sincérité. Leurs actions sont guidées par une connaissance solide et une expérience approfondie de leur foi, tout en étant ouverte aux nouvelles idées et expériences. Ils prennent position contre la haine, la violence et la division et promeuvent la solidarité au-delà des différences pour des valeurs universelles et humanistes, et ainsi parvenir à une transformation du cœur et de l’esprit.

Le CIFU travaille souvent en lien avec des associations telles que le Dialogue Centre entre autres, pour promouvoir le dialogue interreligieux dans la société singapourienne. Il encourage la recherche académique sur des sujets comme les mariages interreligieux. Il publie des ouvrages comme un livre sur les relations entre chrétiens et musulmans à Singapour depuis l’indépendance. Il organise des séminaires et des conférences, en invitant des experts tels que Francis Xavier Clooney, un prêtre jésuite américain et spécialiste de l'hindouisme. Il fournit une expertise pour le travail interreligieux et conduit des formations dans ce domaine. Enfin, il organise des événements interreligieux, comme Sojourners, un festival de musique.

 

Le CIFU organise des rencontres interreligieuses.
Rencontre interreligieuse au CIFU (@ CIFU)

 

D’autres initiatives contribuent à la coopération et à l’harmonie interreligieuse à Singapour

Celles citées ci-après sont loin de constituer une liste exhaustive.

Certaines religions ont désigné des personnes ou des cellules spécialement en charge du dialogue interreligieux, comme par exemple le Harmony Centre, pour l’Islam ou le conseil archidiocésain pour le dialogue interreligieux, pour l’église catholique.

The Whitehatters, petite ONG, chercher à promouvoir une société harmonieuse qui transcende les barrières religieuses, raciales et sociales, par exemple en organisant des conférences, chacune visant à répondre à toutes sortes de questions pour mieux comprendre une religion donnée, des événements rassemblant des Singapouriens et des non Singapouriens, ou des échanges sur des problèmes intercommunautaires souvent laissés dans l’ombre.

Fondées en 2015, hash.peace et Interfaith Youth Circle sont des associations dirigées par des jeunes qui s'engagent à catalyser les conversations et à développer des programmes qui contribuent à une harmonie sociale durable.

Il est intéressant de noter que la plupart de ces organisations ont été initiées par des musulmans dans un contexte grandissant d’islamophobie et de désinformation, montrant ainsi la volonté de la communauté musulmane locale d’afficher un autre visage de l’islam.

 

Des rencontres interreligieuses sont organisées par le CIFU durant le ramadan.
Rencontre interreligieuse durant le Ramadan (@ CIFU)

 

Les diverses formes de dialogues interreligieux

Le dialogue interreligieux est en fait à la portée de tous et peut prendre de nombreuses formes. Les organisations mentionnées précédemment mènent des actions très diverses, car les possibilités d’échanges et de dialogue sont variées.

Le dialogue de vie est quotidien à Singapour où les communautés sont mélangées. On parle parfois des 5 F : la nourriture (Food), les fêtes (Festivals), les visages (Faces) et les vêtements (Fashion), tous unis sous le même drapeau (Flag). Chacun a un voisin, un collègue ou un ami qui est d’une autre croyance que la sienne.

Le dialogue d’action se focalise sur la collaboration dans des projets sociaux ou environnementaux, montrant que les actions concrètes peuvent renforcer les liens interreligieux. Il s’agit souvent de réunir les forces de chacun pour venir en aide aux plus démunis. Durant le Ramadan qui vient de se terminer, par exemple, une soixantaine de personnes de milieux défavorisés ont été invitées, à l’initiative d’organisations interreligieuses, pour la rupture du jeûne à un dîner dans un hôtel de la ville.

Le dialogue des idées n’est pas réservé qu’aux experts. On ne parle pas d’ailleurs de débat, car il n’y a pas de confrontation. Chacun est en fait un expert de son expérience de vie et de son expérience de foi. Cela peut passer bien sûr par le dialogue théologique lors de séminaires, mais à Singapour il s’agit la plupart du temps de conversations en petits groupes sur des sujets sensibles comme la peine de mort ou le racisme.

Le dialogue de prière, à l’exemple des rencontres d’Assise commencées en 1986 encourage les croyants à prier ensemble, malgré leurs différentes approches du divin, ou bien aussi prier les uns pour les autres, comme les échanges épistolaires entre le Mufti de Singapour et le Rabbin l’ont souligné.

Le dialogue en ligne est plus récent et a pour but d’avoir une présence positive sur les médias sociaux. Cela peut aller de simples vœux à l’occasion d’une fête religieuse à une présentation de ce qui se fait pour la construction d’une société plus harmonieuse.

Chacun de ces dialogues joue un rôle clé dans la construction d'un monde plus pacifique et compréhensif, en mettant en avant la richesse de la diversité des croyances.

Terminons sur une note plus légère avec Interfaith with a sense of humour, une page Facebook gérée par François Bretault et réservée aux initiés. De nombreux experts du dialogue interreligieux, mais pas seulement, s’y retrouvent pour échanger en utilisant un autre outil, l’humour. Parfois, l'humour peut poser des questions profondes de manière légère, incitant les gens à réfléchir à leurs propres croyances et pratiques d'une manière qu'ils n'avaient peut-être pas envisagée auparavant. Le message est simple : rire de soi-même, prendre du recul, permet un dialogue très enrichissant. Le point de départ en étant l’humilité…

 

Interfaith with a sens of humour dédramatise les tensions interreligieuses.
Interfaith with a sense of humour

 

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