Le père fondateur du Singapour moderne aurait eu 100 ans le mois dernier, ce qui a donné lieu à divers événements. Qui est cet homme au destin hors normes qui a fait d’une petite ile sans ressources et divisée un pays fort sur la scène internationale ?
Un garçon doué, issu d’une famille aisée
Lee Kuan Yew est né le 16 septembre 1923 dans une famille aisée d’origine chinoise. Son grand-père paternel était déjà né à Singapour. Ses familles paternelles et maternelles prospéraient dans le commerce et furent très affectées par la crise de 1929. Cela incita plus tard Lee Kuan Yew à se tourner vers une profession libérale, moins dépendante de la conjoncture économique, en l’occurrence celle d’avocat.
Toujours premier à l’école primaire sans trop faire d’efforts, il dut se mettre plus sérieusement au travail quand il rejoignit Raffles Institution, le collège d’élite de Singapour où se retrouvent les meilleurs élèves du pays. Il se hissa à la première place, ce qui lui valut une bourse pour rentrer au Raffles College, depuis intégré dans NUS (National University of Singapore). Il y rencontra celle qui allait devenir son épouse, Kwa Geok Choo, la seule fille de l’école, alternant les premières et secondes places avec Lee Kuan Yew.
L’impact de la seconde guerre mondiale
La guerre atteint Singapour fin 1941 et les Japonais occupèrent le pays dès février 1942. Les universités cessèrent de fonctionner et Lee Kuan Yew dut interrompre ses études. Il échappa de peu aux rafles de Chinois qui furent exterminés par milliers. Cette période fut riche d’enseignement pour lui. La débâcle des Anglais l’amena à penser que Singapour ne pouvait compter que sur lui-même pour construire son avenir. La férocité des Japonais et la dureté des conditions de vie dévoilaient les aspects parfois sordides de la nature humaine lorsqu’il s’agit de survivre. Lee Kuan Yew en tira une profonde aversion pour la violence.
Pour occuper son temps, il apprit le chinois qu’il ne connaissait pas bien, car sa famille était anglophone. Il travailla un temps dans l’entreprise d’un ami de la famille. Puis il apprit le japonais et travailla pendant quelques mois pour les occupants comme traducteur de messages des agences de presse anglophones.
La fin des études en Angleterre
Lorsque la guerre finit, en 1945, il décida de finir ses études en Angleterre, plutôt que de continuer au Raffles College. Apres quelques péripéties, il atterrit à Cambridge où il excella de nouveau : il finit premier de sa promotion. Il y retrouva Kwa Geok Choo, qu’il épousa en secret fin 1947. Celle-ci, supérieurement intelligente, allait être le support indispensable pour permettre à Lee Kun Yew de réussir sa vie politique : elle s’occupa complètement du foyer qui allait compter trois enfants, elle lui servit de partenaire pour des débats qui pouvaient difficilement être mis sur la place publique, et, compte tenu de son métier d’avocat, elle pouvait assurer la survie de la famille si les projets politiques de son mari, auxquels elle participa activement, venaient à échouer.
Lors de son séjour en Angleterre, Lee Kuan Yew s’initia à la politique en participant à la campagne électorale d’un candidat travailliste. Cependant sa connaissance de première main du monde politique anglais, plus intéressé par la survie de leur empire que par le futur des peuples qui le constituaient, finit de le convaincre que Singapour devait prendre le chemin de l’indépendance. Dans le même temps, il rencontrait régulièrement les membres d’un forum visant à promouvoir l’indépendance de la Malaisie et de Singapour.
Du syndicalisme à la politique
A son retour à Singapour en 1950, Lee Kuan Yew rejoignit le cabinet d’avocat d’un Anglais progressiste et participa à sa campagne électorale pour le conseil législatif. A partir de 1952, au grand dam de son employeur, il s’engagea auprès de nombreux syndicats de travailleurs pour défendre leur cause contre l’establishment britannique. En 1954, ayant changé de cabinet, il défendit avec succès des étudiants accusés de sédition pour avoir écrit un article dénonçant l’impérialisme occidental dans le journal interne de l’université. Il gagna ainsi son rôle de leader dans le mouvement d’émancipation de la tutelle coloniale.
Dans la perspective des élections de 1955 à une assemblée législative plus ouverte, Lee Kuan Yew rassembla des bonnes volontés de toutes races et de tous bords, y compris syndicalistes et communistes, pour créer un parti populaire en faveur de l’indépendance et d’une union entre la Malaisie et Singapour. Ainsi est né en 1954 le fameux PAP (People’s Action Party) toujours au pouvoir aujourd’hui à Singapour. Lee Kuan Yew en fut le secrétaire général quasiment sans interruption jusqu’en 1992. Le PAP remporta 3 des 4 sièges pour lesquels il avait présenté des candidats, le parti au pouvoir, le « Progressive party », ne remportant que 4 des 32 sièges.
Dans les années qui suivirent Lee Kuan Yew participa à la délégation qui négocia à Londres le statut d’autonomie de Singapour, qui prit effet en 1959. Cette année-là, le PAP remporta 43 des 51 sièges du parlement, et le 5 juin, Lee Kuan Yew devint le premier Premier ministre de Singapour, poste qu’il tiendra pendant 31 ans.
En 1963, Singapour gagna son indépendance dans le cadre d’une intégration dans la fédération de Malaisie. Pour Lee Kuan Yew, cette union avec la Malaisie, proche géographiquement et culturellement, avait une logique économique, en apportant à Singapour un complément riche en ressources naturelles. Malheureusement des divergences fondamentales amenèrent à un divorce deux ans plus tard, à la grande tristesse de Lee Kuan Yew. Singapour devint un état indépendant le 9 août 1965.
Le chantre de la multi-culturalité, de la méritocratie, et de la lutte contre la corruption
L’une des raisons de ce divorce était le privilège que la Malaisie entendait donner aux Malais qui y étaient majoritaires. De son côté, Lee Kuan Yew militait pour une société multiculturelle, où tous étaient égaux indépendamment de leurs origines ethniques. Cela était d’autant plus important que la majeure partie de la population de Singapour était et est toujours d’origine chinoise. Lorsque Singapour sortit de la Malaisie, il y eut des conflits intercommunautaires à Singapour. Lee Kuan Yew investit alors beaucoup pour assurer l’harmonie entre les différentes communautés. Cela prit divers aspects : par exemple, l’établissement de quatre langues officielles, la mise en place de quotas dans les immeubles pour éviter que se forment des ghettos de telle ou telle ethnie, des lois punissant les agressions raciales ou religieuses, l’assurance que toutes les communautés sont représentées dans toutes les instances de gestion du pays. Le maintien de cette harmonie est une œuvre de longue haleine qui doit être sans cesse renouvelée, car les tentations de fractures sociales sont nombreuses.
Un autre cheval de bataille de Lee Kuan Yew, corollaire de cette multiculturalité, est la méritocratie qui donne à chacun la chance de réussir quelle que soit son origine. L’un des fondements en est un système éducatif très performant et accessible à tous. Cela était aussi le moyen de valoriser la seule ressource naturelle de Singapour : sa population.
Un des points sur lesquels Lee Kuan Yew n’a jamais transigé est celui de la tolérance zéro face à la corruption, source d’érosion de l’efficacité de l’économie, de la confiance de la population envers le gouvernement, et de la réputation du pays. C’est l’une des raisons pour lesquelles les ministres de Singapour sont parmi les mieux payés du monde. La tenue blanche des membres du PAP reflète cette ligne de conduite.
Une politique à long terme déterminée mais pragmatique
Quand Singapour est devenu un état indépendant, peu de personnes donnaient cher de l’avenir de ce minuscule pays alors en voie de développement, sans ressources naturelles, périodiquement agité par des conflits ethniques, souvent fomentés par ses voisins.
Lee Kuan Yew comprit vite que le salut passait par des investissements étrangers permettant de donner des emplois aux Singapouriens, seule véritable richesse du pays. Dès 1961, fut créé l’EDB (Economic Development Board) chargé de parcourir le monde pour vanter, incitations à la clé, les mérites de Singapour aux yeux des investisseurs potentiels. C’est ainsi que le pays devint avec Hong Kong, Taiwan et la Corée du Sud, l’un des quatre dragons asiatiques, ces pays qui s’industrialisèrent à grande vitesse avec un taux de croissance constamment au-dessus de 7% entre 1960 et 1980. Le taux de chômage est resté de ce fait faible. La stabilité du pays et le niveau d’éducation croissant a amené de plus en plus d’entreprises internationales à investir à Singapour, voir à y installer leurs états-majors régionaux. Ce mouvement a été favorisé par les accords tripartites entre syndicats, entreprises, et gouvernement, qui préviennent les conflits sociaux.
Satisfaire la population singapourienne signifiait aussi lui donner des logements décents. Des 1960, le HDB (Housing & Development Board) fut créé pour construire des logements simples mais de qualité pour remplacer les habitations alors insalubres de Singapour. Aujourd’hui, près de 80% de la population résidente de Singapour vivent dans des logements HDB et parmi ceux-ci 90% en sont propriétaires.
Un des buts à long terme de Lee Kuan Yew a été de faire de Singapour une cité-jardin, propre et verte, ce qui a contribué au bien-être des Singapouriens et à l’attractivité du pays vis-à-vis des entreprises étrangères. Un autre de ses soucis constants a été de veiller à une alimentation en eau suffisante du pays.
Lee Kuan Yew était très curieux de toutes les expériences étrangères qui pouvant profiter à Singapour. Il n’hésitait pas à faire appel à des experts étrangers pour combler les lacunes du pays, comme par exemple aux Israéliens pour monter de toute pièce l’armée singapourienne lorsque les Britanniques retirèrent subitement leurs forces à la fin des années 1970. Par ailleurs, contrairement à beaucoup d’autres pays, il ne s’est pas ingénié à annihiler l’œuvre des colonisateurs, mais il a plutôt cherché à en tirer le meilleur parti.
Enfin, Lee Kuan Yew est toujours resté humble malgré son rôle. Lorsqu’il est devenu Premier ministre, il a préféré rester dans sa maison modeste d’Oxley road, plutôt que d’habiter la demeure de fonction qui lui revenait de droit dans l’enceinte de l’Istana et il était loin d’avoir le plus haut salaire dans son cabinet.
Tout cela explique la réussite de Singapour et la longévité du PAP.
Un homme qui a su s’entourer et se retirer
Singapour n’est pas le produit d’un « one man show ». Lee Kuan Yew a su s’entourer de talents en qui il avait confiance et n’hésitait pas à changer d’avis lorsqu’on lui démontrait clairement qu’il y avait objectivement une meilleure solution. Mais il était un débateur tenace et ses interlocuteurs devaient être bien préparés. Il n’était pas avare de ses conseils et les prodiguaient largement autour de lui, non seulement son entourage immédiat, mais aussi ses visiteurs étrangers, qui venaient de plus en plus nombreux pour comprendre les ressorts du « miracle » singapourien. Il a aussi écrit de nombreux livres pour expliquer sa démarche et ses motivations.
Contrairement à de nombreux leaders issus de la décolonisation, Lee Kuan Yew a su abandonner son poste de Premier ministre lorsqu’il a pensé que Singapour était sur de bons rails, fin 1990. Il avait préparé sa succession soigneusement pour s’assurer que l’équipe suivante serait constituée de personnalités solides continuant à œuvrer pour le bien à long terme du pays. Ce mode de succession en douceur reste une de marques de fabrique de Singapour. Lee Kuan Yew resta néanmoins dans le gouvernement avec un rôle de conseil jusqu’en 2011.
Sa disparition en mars 2015 donna lieu à une extraordinaire démonstration de deuil national : pendant plusieurs jours, souvent sous la pluie, 1,7 millions de Singapouriens sont venus défiler devant sa dépouille. Même si tous n’approuvent pas tous ses choix ou toutes ses méthodes, la plupart des Singapouriens, même ceux qui ont subi ses foudres, reconnaissent le rôle positif crucial qu’il a joué dans la construction de leur pays.