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LEE KUAN YEW - Vues d'un homme sur le monde

LEE KUAN YEWLEE KUAN YEW
Écrit par Bertrand Fouquoire
Publié le 15 septembre 2013, mis à jour le 12 octobre 2018

Dans un livre sorti en août*, Lee Kuan Yew, qui fête aujourd'hui ses 90 ans, livre ses réflexions sur le monde. L'opportunité d'embrasser la perspective d'un homme dont l'envergure politique dépasse les frontières de son pays et qui fait voir le monde depuis le coeur de l'Asie.

L'un des mérites de ce livre est qu'il est non seulement intéressant mais simple dans son expression et facile à lire. L'ouvrage aborde successivement les grandes régions du monde (La Chine, l'Amérique, l'Europe, le Japon, la Corée et l'Inde, l'Asie du Sud Est et le Moyen Orient). Il consacre un large chapitre à Singapour, à l'économie mondiale et à l'environnement. Il fait aussi place à des réflexions plus intimes : discipline quotidienne pour rester en forme, considérations sur la mort et rapport avec la religion, dialogue avec un ami, en l'occurrence l'ex-Chancellier Allemand Helmut Schmitt.

Selon son goût ou ses habitudes, on peut dévorer le livre d'un coup ou le déguster dans le désordre chapitre par chapitre.
Pour le lecteur occidental, c'est l'opportunité d'emprunter d'autres lunettes, celles d'un homme politique, certes diplômé de Cambridge et très ouvert sur le monde, mais Singapourien, Asiatique, expert des relations avec la Chine et les autres pays de la région.

Le décalage n'est pas toujours plaisant : les considérations sur l'Europe et la France, par exemple, ne sont pas aussi encourageantes que l'on voudrait l'entendre. Il est en tout cas enrichissant. Quand Helmut Schmitt et Lee Kuan Yew évoquent ensemble les leaders politiques qui ont marqué d'une empreinte exceptionnelle le siècle dernier, le premier cite Winston Churchill, le second Deng Xiaoping.

Aperçus :

CHINE

Lorsque Lee Kuan Yew avait rencontré Deng Xiaoping en 1978, il lui avait, avec modestie, fait valoir que la Chine, compte tenu de ses talents, pouvaient emprunter le même chemin que Singapour avec un succès encore plus grand. A posteriori, il confie que, selon lui, la Chine n'est pas en mesure d'atteindre le niveau de Singapour, d'une part en raison de l'absence de « rule of law », au sens de la séparation entre ceux qui conçoivent les lois (le parlement) et ceux qui en contrôlent l'application et l'interprétation (les juges), d'autre part du fait de la corruption.

ANGLAIS

Où l'on prend la mesure des enjeux stratégiques liés au choix de la langue dans la construction et le succès de Singapour. Lee Kuan Yew revient à plusieurs reprises dans son livre sur l'importance du choix de l'anglais comme première langue. Un choix motivé par le souci d'avoir une langue commune à l'ensemble de la population, mais aussi par des considérations économiques. L'anglais est la langue du monde. Il représente à ce titre un atout pour attirer les multinationales à Singapour, tandis que les langues maternelles permettent de se connecter aux grands pays de la région : Chine, Inde et Indonésie.
- « Dans quelle langue s'exprime-t-on à Singapour lorsqu'on veut acheter un ticket de transport ? » demande Helmut Schmitt. « En anglais », répond L'ancien Premier ministre, « Le chauffeur de taxi parle anglais. L'anglais est pratiqué dans tout le pays parce qu'il est enseigné comme une première langue dans les écoles ». « Ai-je raison de comprendre que cet aspect fait partie des plus importants ? poursuit l'ex Chancelier allemand ». « En effet, acquiesce Lee Kuan Yew, si nous avions choisi un autre chemin, qui aurait permis à chaque groupe ethnique de conserver sa langue maternelle comme première langue, les gens auraient été divisés. Il y aurait eu des conflits sans fin, pas de progrès ».

EUROPE

Zone Euro. Lee Kuan Yew n'est pas convaincu que l'euro puisse être sauvé. En tous cas pas sous sa forme actuelle. « Le problème, souligne-t-il, est qu'il ne peut y avoir intégration monétaire sans intégration fiscale. Parmi les scénarii envisageables, l'ancien Premier ministre retient, sans y croire, la solution d'une intégration fiscale,  la BCE devenant une sorte de FED, l'hypothèse de la rupture, ou encore, celle d'une rupture partielle, avec une Europe à 2 ou 3 vitesses. « La question, poursuit Lee Kuan Yew, est de savoir s'il existe un « c?ur » présentant un ensemble homogène en ce qui concerne la compétitivité économique, capable de maintenir (les pays) ensemble, malgré les forces centrifuges. Un tel noyau devrait indubitablement être conduit par l'Allemagne, le plus âpre au travail du lot, avec la Belgique, les Pays bas et le Luxembourg. Je ne vois pas la France devenir aussi disciplinée que l'Allemagne. La France a plutôt vocation à être le noyau du second cercle ».

Economie. Parmi les causes du manque de dynamisme de l'Europe, Lee Kuan Yew pointe l'Etat providence et la rigidité des lois du marché. Dans le contexte de globalisation des économies, écrit-il en substance, l'Europe n'a plus les moyens de maintenir le système en l'état. Faire évoluer l'économie vers les secteurs à forte valeur ajoutée en s'appuyant sur le haut niveau d'éducation de la population est sans doute judicieux mais ne constitue pas une stratégie suffisante sur le long terme, quand la compétition se fait avec le Japon et que rien n'empêche la Chine ou l'Inde de se hisser rapidement à des niveaux comparables.

SINGAPOUR

Fin de la prédominance totale du PAP. Retour sur les élections de Mai 2011, lorsque  le PAP, avec 60% des votes et perdant 6 sièges, avait réalisé ses pires scores depuis 1965. Pour l'ex Premier Ministre qui avait démissionné de ses fonctions de Senior Minister Mentor au lendemain des élections, ce revers est logique. La prédominance presque totale du PAP n'était viable que pour une génération qui avait connu le Singapour des premiers jours de l'indépendance et qui a vu depuis son niveau de vie s'améliorer continûment avec les progrès de l'économie. La nouvelle génération n'a pas de telles références. Selon lui, l'insatisfaction vis à vis de la vie politique telle qu'elle est, est d'abord une question de génération, avec le constat que, en 2011, la proportion parmi les électeurs de ceux qui sont nés avant ou après  l'indépendance s'est inversée en faveur des seconds (49-51%) alors que, en 2001, lorsque le PAP avait obtenu 75% des suffrages, la proportion était de 66-33%.

Pluripatisme. Lee Kuan Yew donne acte au Workers' Party (WP) d'avoir su trouver avec Chen Show Mao, un profil d'envergure, et d'avoir tactiquement su concentrer ses forces sur la circonscription d'Aljunied. Mais il tacle aussi l'adversaire, reprochant au même Chen Show Mao un manque de suivi sur le terrain, derrière de beaux discours à l'assemblée, et doutant de la capacité du parti d'opposition à recruter des hommes de talents équivalents à ceux du PAP. En filigrane, la conviction qu'il n'est possible de faire venir les meilleurs à la politique qu'en leur offrant des perspectives de carrière durable et (très) bien rémunérée. Il n'est pas envisageable, suggère Lee Kuan Yew, que des personnes abandonnent des carrières établies pour embrasser la politique, si c'est avec la perspective de devoir rester pendant de longues législatures sur le banc de l'opposition dans l'espoir d'une hypothétique place au gouvernement. Un système bi-parti conduirait selon lui à un appauvrissement des élites du pays. Et l'ex Premier ministre de citer la Grande Bretagne : « En Grande Bretagne, si vous regardez les listes des meilleurs élèves d'Oxford ou Cambridge et que vous analysez leurs carrières, vous trouverez que la plupart ne sont pas dans la politique mais sont dans la banque, la finance ou d'autres professions »

Population et immigration. Singapour comptait, en 1959, 62.000 nouveaux nés. Elle n'en comptait plus que 39.000 en 2011. Le taux de fécondité qui était de 2 à la fin des années 1980, n'était plus que de 1,15 en 2010. Les Singapouriens se marient et ont des enfants plus tard. Parmi les singapouriens de la génération 30-34 ans, 45,6% des hommes et 32,3% des femmes sont célibataires. A ce rythme résume Lee Kuan Yew, « si rien n'est fait, le nombre des chinois et des indiens sera divisé par deux, celui des malais diminué d'un cinquième en l'espace d'une génération ». L'immigration, qui irrite les singapouriens, est dans ce contexte un mal nécessaire. Il est essentiel pour répondre aux besoins de l'économie à court terme, mais n'est même pas suffisant pour garantir le maintien de la population sur le long terme.

Economie. Depuis l'indépendance, Singapour a bâti sa croissance dans le cadre d'une économie ouverte. Elle n'avait pas le choix. Elle l'a fait avec succès. Mais le niveau des échanges commerciaux en proportion du PIB (416%), très loin devant celui de ses voisins Malaisie (167%), Thaïlande, Indonésie, et même devant Hong Kong (393%) souligne à quel point l'économie de Singapour est vulnérable et directement impactée par les évènements du monde. Une réflexion sur Singapour qui inclue l'ASEAN : l'attractivité de Singapour et sa capacité à attirer les investisseurs ne dépend pas seulement de l'environnement qu'elle propose à l'intérieur de ses frontières, mais également de la stabilité des pays voisins ? Malaisie, Thailande, Indonésie. "Ce qui, précise-t-il, est heureusement le cas aujourd'hui".

Social. Les écarts de salaires sont une réalité. Les causes sont multiples. Un certain nombre de systèmes redistributifs existent, notamment au travers des impôts. Mais la fiscalité a ses limites. Sauf à mettre en péril la cohésion de la société, Singapour doit s'attaquer au problème des écarts de salaire. Mais elle doit le faire avec le souci constant de ne pas diminuer sa compétitivité.

 

* LEE KUAN YEW - One man's view of the world , Straits Times Press

Lee Kuan Yew, né le 16 septembre 1923 a été le Premier ministre de Singapour pendant plus de 3 décennies, de 1959 à 1990. Il est considéré comme le père fondateur du Singapour moderne.

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