Dans une série de trois articles, retour sur l’histoire du féminisme italien, voici le deuxième article. Les années 1970 marquent la volonté des courants féministes de se séparer des partis politiques. De plus en plus de groupes indépendants se créent et tentent d’imposer une autre forme de militantisme.
En juillet 1970, Elvira Banotti, Carla Accardi et Carla Lonzi créent le mouvement Rivolta Femminile et en écrivent le manifeste. Elles le placardent sur les murs de Rome et de Milan. Ce manifeste est une liste de 65 points réfutant l’égalité femme-homme dans un monde d’hommes, créé par des hommes. Voici quelques extraits :
« La femme ne doit pas être définie par rapport à l’homme. C’est sur cette prise de conscience que reposent notre lutte et notre liberté. L’homme n’est pas le modèle dont la femme doit s’inspirer dans son processus de découverte de soi. […] L’égalité est une tentative idéologique d’asservissement de la femme à des niveaux plus élevés. Identifier la femme à l’homme c’est anéantir l’ultime voie de libération. Pour la femme, la libération ne consiste pas à mener la même vie que l’homme, d’ailleurs invivable, mais à exprimer son sentiment d’existence. »
« En ne se reconnaissant pas dans la culture masculine, la femme lui retire l’illusion de l’universalité. »
« La force de l’homme réside dans son identification avec la culture, la nôtre dans le refus de la culture. »
Rivolta Femminile refuse donc le modèle égalitariste et universaliste. Le mouvement affirme la différence féminine. Les militantes ne veulent pas que les femmes se conforment aux hommes. Elles veulent une société dans laquelle leurs différences ne les rendent pas soumises, mais égales à l’homme. Elles refusent la société actuelle et les prises de position des partis politiques. Rivolta Femminile est ainsi détaché des partis de gauche. Le mouvement veut affirmer la spécificité radicale de la lutte féministe : la lutte à partir du vécu. Parce que les partis politiques de l’époque sont dirigés par des hommes, ils ne peuvent pas comprendre ce que vit une femme. C’est dans cette optique que Carla Lonzi rédige un célèbre essai, intitulé Nous crachons sur Hegel. Elle fustige la dialectique du maître et de l’esclave et la trahison du Parti Communiste au sujet de l’abolition du patriarcat :
« Le prolétariat est révolutionnaire par rapport au capitalisme, mais réformiste par rapport au système patriarcal. » Nous crachons sur Hegel, 1970
« La lutte de classes, comme théorie révolutionnaire née de la dialectique maître-serviteur, exclut également la femme. Nous remettons en discussion le socialisme et la dictature du prolétariat. » Manifesto di Rivolta Femminile, 1970
La position ambigüe du PCI à l’égard des droits des femmes entraîne le rejet des luttes communistes par les militantes féministes. Cette perte de confiance a d’ailleurs contribué à la crise politique des élections de juin 1976 en Italie. Les femmes se sont portées candidates, afin de « changer la politique ». Manuela Fraire, psychanalyste féministe italienne, explique ce phénomène dans une interview pour Les Cahiers du Grif : « En Italie, cette question n’est pas théorique : c’est la question du rapport avec les partis de la gauche, parti socialiste, parti communiste et nouvelle gauche. Quand nous faisons la critique du marxisme, ce n’est pas une critique abstraite : nous nous adressons à des personnes précises, d’une tendance précise. […] La force des mouvements féministes italiens vient peut-être de là : ils se sont séparés de la gauche, ont lutté contre la gauche, mais à partir de la gauche : ils sont sortis de la gauche. »
Rivolta Femminile s’est d’abord détaché des partis politiques pour affirmer une spécificité politique, puis pour revendiquer une spécificité féminine.
La pensée différentialiste introduit en effet l’idée d’une particularité propre aux femmes. Selon cette théorie, les différences biologiques entre les hommes et les femmes auraient plus d’importance que les constructions sociales dans le genre. Parce qu’elles donnent la vie, les femmes auraient ainsi une série de qualités naturelles telles que l’empathie, la protection, le soin, que les hommes n’auraient pas.
Le différentialisme est également répandu en France par le courant PsychéPo, animé par Antoinette Fouque, à l’intérieur du Mouvement de Libération des Femmes. PsychéPo a aussi eu une grande influence sur les mouvements féministes italiens, par la pratique de l’auto-conscience. L’auto-conscience est une technique de militantisme politique consistant à partir de soi, de sa propre condition, de réfléchir à sa place dans la société et d’en tirer des conséquences pour le combat politique. « Partire da sé », un mantra respecté dans les luttes féministes italiennes : partir de soi pour ensuite mener le combat.
L’influence française ne s’est cependant pas arrêtée au féminisme différentialiste. En effet, le courant matérialiste mené par Monique Wittig a eu une place importante dans le mouvement lesbien radical mené en Italie. Monique Wittig a également co-fondé le Mouvement de Libération des Femmes en France, mais elle s’est opposée au courant PsychéPo. Elle dénonce ainsi le mythe de « la femme », qui, pour elle, n’a de sens que dans un système de pensée patriarcal. Elle soutient une position universaliste forte, en militant pour l’avènement du sujet individuel, la libération du désir, l’abolition des catégories de sexe.
On peut considérer que le féminisme français est majoritairement universaliste. La célèbre citation de Simone de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient », en atteste : on devient femme par les constructions sociales genrées que l’on rencontre au cours de notre vie. L’universalisme estime que le genre est construit, et que la lutte féministe pour l’égalité s’engage en priorité sur la déconstruction du genre. Les différences biologiques innées, mises en avant par le différentialisme, sont donc beaucoup moins prises en compte que les constructions sociales acquises.
Il est donc intéressant de noter qu’en Italie comme en France, différents courants s’opposent. Les deux pays se sont influencés tout en gardant des lignes majoritaires différentes : quand la France préfère l’universalisme, l’Italie revendique les différences.