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ROBERT SOLÉ - "L’Egypte était pour moi un amour d’enfance"

 

Robert Solé est né à Héliopolis en 1946. Ancien rédacteur en chef et directeur adjoint de la rédaction du journal Le Monde (jusqu'en 1998), il est également l'auteur d'une dizaine d'ouvrages qui racontent l'Egypte à travers ses yeux et son Histoire. Il nous livre en exclusivité ses sentiments sur l'Egypte d'hier et d'aujourd'hui.

Lepetitjournal.com/Le Caire - M. Solé, vous êtes un observateur éclairé de l'Egypte, tant par votre identité que par votre oeuvre littéraire. Justement, quelques mots sur vous et votre oeuvre : Vous êtes né en 1946 à Héliopolis, avez été journaliste au Monde jusqu'en 2011 et depuis la publication du Tarbouche en 1992, vous évoquez souvent cette enfance en la comparant à un Eden. En novembre 2014, vous publiez pour le magazine « Le 1 » un long paragraphe où l'on ressent une nostalgie certaine face à ce que vous décrivez comme « un fantôme ». Votre « héliopolisme » est-il une clé dans votre parcours ?

Robert Solé - Oui, bien sûr. Je ne serais pas ce que je suis si je n'avais eu la chance de vivre à Héliopolis jusqu'à l'âge de 17 ans. Cette ville était encore un paradis : paisible, verdoyante, loin des bruits et des fumées du Caire, beaucoup moins vaste qu'aujourd'hui, avec infiniment moins de voitures. C'était non seulement une ville à taille humaine, dans un environnement privilégié, avec un urbanisme bien pensé, mais un modèle de cohabitation entre des gens différents : Égyptiens, étrangers ou égyptianisés, musulmans, chrétiens ou juifs, riches ou moins riches. Mais sans doute faut-il faire la part des choses : on a toujours tendance à embellir le « bon temps », celui d'avant, la nostalgie du pays d'hier se confondant avec la nostalgie de l'enfance.

« Le canal de Suez a changé la face du monde »

Arrêtons-nous un instant sur l'épisode des événements autour du Canal de Suez en 1956. Les festivités du 6 août dernier, à l'occasion de son réaménagement colossal, vous inspirent-t-elles quelque sentiment ?

J'avais dix ans en 1956. Ce qui s'est passé cette année-là a été un drame pour des familles égyptiennes comme la mienne, pétries de culture française... Le canal était égyptien. La Compagnie universelle de Suez, qui en possédait les actions, devait le remettre à l'Égypte en 1968, au terme d'un bail de 99 ans. Parce qu'elle n'a pas su anticiper cette remise, qui aurait dû se faire par étapes, et surtout parce que les États-Unis ont empêché le financement du haut barrage d'Assouan, on a eu droit à une intervention militaire catastrophique, dans laquelle la France s'est alliée avec la Grande-Bretagne et Israël. En quelques jours, nous avons vu les Français expulsés d'Égypte, et un siècle de présence française dans le pays partir en fumée, ou presque? La participation de François Hollande aux festivités du 6 août illustre la volonté de tirer définitivement un trait sur cet épisode désastreux. L'Égypte a toutes les raisons d'être fière de son canal, qui a changé la carte du monde.

 « Ce pays m'enchante et me tourmente »

Vous avez depuis 1992 développé une oeuvre fouillée sur l'Egypte et ses mutations. Depuis Le Tarbouche (Prix Méditerranée) jusqu'à Sadate (2013), êtes vous toujours « Fou d'Égypte » et éperdument « Amoureux » de ce pays ? Pensez-vous que vous terminerez le puzzle que vous avez entamé (magazine Histoire, sept. 2013) ? 

L'Égypte était pour moi un amour d'enfance. Elle a commencé à devenir un objet d'étude, vingt ans après mon exil en France, quand j'ai repris contact avec elle, ayant eu besoin de retrouver la trace de mes pas : je voulais comprendre pourquoi des familles comme la mienne y avaient été si bien et pourquoi elles l'avaient quittée. Cela a donné un roman, Le Tarbouche, dont le succès m'a encouragé à aller plus loin. Je me suis mis à explorer l'Égypte sous tous les angles, à toutes les époques. Et plus j'avance, plus je mesure tout ce que j'ignore. « Amoureux » ? Certainement. À lui seul, le dialecte égyptien m'enchante? Mais ce n'est pas un amour béat. Il y a des choses que je ne supporte pas en Égypte, et je l'ai écrit il y a quinze ans déjà dans mon Dictionnaire amoureux : la circulation automobile, les atteintes aux droits de l'homme, l'excision? Pourrais-je taire ce qui, à mes yeux, défigure, affaiblit ou déshonore l'Égypte ? Ce pays m'enchante et me tourmente. C'est quand il me tourmente que je me sens le plus lié à lui.

« La passion (pour la France) n'est pas éteinte »

Vous évoquez une francophilie ardente dans l'Égypte de votre enfance. Aujourd'hui, la France est encore engagée diplomatiquement, économiquement et culturellement en Égypte, à travers les thèmes de l'éducation, de la culture, de la Défense bien sûr, et des investissements structurels (creusement de la prolongation du métro). Mais y a-t-il encore des traits d'union « affectifs » entre la France et l'Égypte, alors même qu'Omar Sharif vient de nous quitter et que la francophonie semble régresser ? 

Pendant longtemps, à la passion française pour l'Égypte répondait une passion de nombreux Égyptiens pour la France : ils rêvaient en français, dans un pays occupé pendant soixante-dix ans par les Anglais? C'était une passion partagée. Les événements de 1956 l'ont profondément affectée, et la reprise des relations entre les deux pays, par la suite, n'a pas suffi à la rétablir. On est passé à un autre stade, celui du partenariat ? économique, politique, culturel ? même si la passion n'est pas tout à fait éteinte. La francophonie a régressé, bien entendu, en Égypte comme ailleurs. Je le regrette profondément. Il ne s'agit pas de combattre l'anglais, devenu indispensable pour communiquer dans le monde, mais de choisir, en plus de sa langue propre (l'arabe, en l'occurrence), une langue de culture, qui peut être le français. L'avenir appartient aux trilingues !

Merci beaucoup pour toutes vos réponses, et pour clôturer cet entretien, auriez-vous un mot pour nos compatriotes en Egypte et lecteurs de lepetitjournal.com/le-caire ?

Vivant en Égypte, je pense qu'ils sont les mieux à même de mesurer la richesse du mot maalesh qu'ils entendent à longueur de semaine : tantôt un inquiétant mélange de désenchantement, de fatalisme et de résignation (« Tant pis, c'est ainsi »), tantôt un splendide témoignage de souplesse, de tolérance et de sagesse (« Ce n'est rien, ce n'est pas grave »).

Quentin Boissard (www.lepetitjournal.com/le-caire) - Mardi 11 août 2015

Robert Solé a publié cinq romans aux Editions du Seuil: Le Tarbouche (1992), Le Sémaphore d'Alexandrie (1994), La Mamelouka (1996), Mazag (2000) et Une soirée au Caire (2010). 

Il a écrit aussi divers essais ou récits historiques : Les Nouveaux chrétiens (1975), Le Défi terroriste (1979), L'Egypte, passion française (1997), Les Savants de Bonaparte (1998), Dictionnaire amoureux de l'Egypte (Plon, 2001), Le grand voyage de l'Obélisque (2004), Bonaparte à la conquête de l'Egypte (2006), La Vie éternelle de Ramsès II (2011), Le Pharaon renversé  - Dix-huit jours qui ont changé l'Egypte (2011), Champollion (2012) et Sadate (2013). 

Il est également le co-auteur de plusieurs ouvrages : La Pierre de Rosette (avec Dominique Valbelle, Seuil, 2001), Alexandrie l'Egyptienne (avec Carlos Freire, Stock, 1998), Voyages en Egypte (avec Marc Walter, Chêne, 2003), Fous d'Egypte (avec Jean-Pierre Corteggiani, Jean-Yves Empereur et Florence Quentin, Bayard, 2005) et L'Egypte d'hier en couleurs (avec Max Karkégi, Chêne, 2009).

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