Depuis trois ans, Toby Fraser anime des groupes de travail sur la masculinité toxique à la Lutheran Settlement House à Philadelphie. Le 30 octobre, l’annonce de l’évènement sur Facebook a réuni une dizaine d’hommes. Asiatiques, Blancs, Noirs de 25 à 45 ans, Toby les accueille tous, quelles que soient leurs origines, la raison de leur démarche, leur orientation sexuelle. “Les hommes viennent ici, car ils ressentent profondément, parfois de manière inconsciente que les systèmes de rôles de genre de notre société ne fonctionnent pas”, explique Toby. “Beaucoup d’hommes disent que ce qu’ils ont appris sur ce qu’un homme doit être ne leur correspond pas. Pour ces hommes, la notion de masculinité traditionnelle est devenue vague et difficile à vivre. Certains ont été encouragés à participer à ces groupes de travail par des femmes de leur entourage”.
La masculinité fait débat
Le débat sur la crise de la masculinité n’est pas un sujet nouveau aux Etats-Unis mais il a pris de l'ampleur lorsqu’en janvier 2019, l'Association américaine de psychologie (APA) a publié un rapport ou elle met en garde contre les aspects toxiques de la masculinité affirmant que “la masculinité traditionnelle est psychologiquement dommageable”.
D'après l’APA et bien qu’en 2018, 95,2 % des dirigeants du top 500 du magazine Fortune étaient des hommes, “quelque chose ne va pas chez les hommes. Ils commettent 90 % des homicides aux États-Unis et représentent 77 % des victimes de meurtres. C'est le groupe démographique le plus à risque d'être victime d'un crime violent. Ils ont 3,5 fois plus de chances que les femmes de mourir par suicide, et leur espérance de vie est de 4,9 ans inférieure à celle des femmes. Les garçons sont beaucoup plus susceptibles que les filles de recevoir un diagnostic de trouble d'hyperactivité avec déficit de l'attention, et ils font face à des punitions plus sévères à l'école - surtout les garçons de couleur.”
D’après cette étude, la masculinité traditionnelle - marquée par le stoïcisme, la compétitivité, la domination et l'agression - est, dans l'ensemble, nuisible. Les hommes ainsi socialisés sont moins susceptibles d'adopter des comportements sains. Par exemple, une étude menée en 2011 par Kristen Springer, PhD, de l'Université Rutgers, a révélé que les hommes ayant les croyances les plus fortes au sujet de la masculinité étaient seulement deux fois moins susceptibles que les hommes ayant des croyances masculines plus modérées de recevoir des soins de santé préventifs (Journal of Health and Social Behavior, Vol. 52, No. 2). Et en 2007, des chercheurs dirigés par James Mahalik, PhD, du Boston College, ont découvert que plus les hommes se conforment aux normes masculines, plus ils étaient susceptibles de considérer comme normaux des comportements à risque pour la santé, comme la consommation excessive d'alcool, le tabagisme et l'évitement des légumes, et de s'engager eux-mêmes dans ces comportements à risque (Social Science and Medicine, Vol. 64, No. 11).
Toby Fraser est loin d’être le seul à réunir des hommes pour les aider à prendre conscience des aspects toxiques de la masculinité.
Depuis sa création en 1985 par trois Américains : Bill Kauth, travailleur social et thérapeute, Ron Hering, psychologue et universitaire, et Rich Tosi, ancien officier du Corps des Marines, le ManKind Project s'est donné pour mission d'unir les hommes sous une bannière de la bonté et de la compassion. Aujourd'hui, l’organisation internationale rassemble plus de 10,000 membres dans 21 pays. Elle a déjà inspiré et formé plus de 68 000 hommes. Le ManKind Project utilise la formation en ligne et le travail de groupe pour permettre aux hommes de ‘vivre un rite de passage, une initiation qui va leur permettre de se réapproprier le masculin sacré’, développer la force de caractère nécessaire pour montrer leur amour, soutenir des relations saines et faire du monde un endroit meilleur.
Chris Tyler participe au groupe de Toby Fraser. A 41 ans, divorcé, il vit avec une compagne de longue date. Après des études universitaires, il travaille pendant 15 ans en tant que charpentier. Il passe ensuite un an dans un monastère zen. Il est aujourd’hui travailleur social. “Ce n'est pas évident de dire ouvertement que vous n’êtes pas d’accord avec tel ou tel comportement toxique. Ici, dans ces groupes de travail, je réalise que je ne suis pas seul, d’autres hommes se battent aussi, avec moi pour faire changer les choses. Et même si je suis seul à intervenir lors d’une situation difficile, cela m’aide de savoir qu’il y a d’autres hommes qui partagent les mêmes idées et qui me soutiennent dans cette cause”.
“J’ai perdu mon père à l'âge de 16 ans,” dit Denis Devine, 46 ans. “Qu’est-ce qu’un homme? Je n’ai pas vraiment eu de modèle et aujourd’hui avec mes deux garçons, j’improvise.”
Être un homme
Être un homme, un vrai, aux Etats-Unis n’est pas une mince affaire. Au pays des pionniers, des cow-boys, des chercheurs d’or et du rêve américain, être un homme dans l'inconscient collectif est synonyme de virilité. Pour l’homme noir en Amérique, être un ‘homme’ commence par retrouver une masculinité volée par des siècles d’esclavagisme et de violence raciale.
Eric Marsh, un éducateur et activiste noir de Philadelphie, explique que “l'expérience de la masculinité chez les noirs américains est fondamentalement différente de celle des blancs. Nous en sommes encore à gérer les stigmates de l’esclavage, et des lois Jim Crow de la ségrégation. Jamais, dans l'histoire de ce pays, l'homme noir n’a eu le droit d'être un homme à part entière. L'insulte la plus commune utilisée par l'homme blanc pour dénigrer l'homme noir était de l'appeler un 'boy' et ce, quel que soit son âge. C'était une tentative d'abaisser l’homme noir à une position subalterne tout en préservant son autorité de blanc”.
Dans la plupart des pays occidentaux, et en particulier en France et en Allemagne, la mortalité chez les hommes continue de décliner. Aux Etats-Unis pourtant elle augmente d’un demi-pour cent par an depuis 15 ans. L’homme blanc, peu diplômé et pauvre, celui qui traditionnellement n’avait que peu de pouvoir se sent aujourd'hui laissé-pour-compte. Après avoir été au centre de l’univers pendant des siècles, l’homme américain blanc a du mal à trouver sa place face à l’ascendance des femmes et des minorités. Il se sent humilié.
Depuis l’élection de Donald Trump, en 2016, après une lutte acharnée contre une femme, Hillary Clinton, le discours sur le sexisme, la masculinité et le genre bat son plein aux Etats-Unis.
La révélation de la vidéo de l’enregistrement de "Access Hollywood" de la chaîne NBC, n’a fait que polariser le débat. Dans cet enregistrement de 2005, Trump se vantait de pouvoir "attraper les femmes par l'entrejambe" grâce à sa célébrité. Cette vidéo avait été enregistrée dans un bus, à son insu, lors de la préparation d'une émission. Donald Trump est le porte-étendard de la masculinité toxique. Son comportement encourage ses partisans à se comporter de même.
“Avoir un violeur à la Maison Blanche, c’est sûr, a un impact sur la masculinité et les hommes dans ce pays”, déclare Toby Fraser. “Voir quelqu'un qui a commis autant d'assauts sur des femmes, qui est si indifférent à la violence commise autour de lui, c'est certain, permet à des hommes de se dire que, finalement, leur propre comportement est OK, qu’ils n’ont pas besoin de faire quoi que ce soit différemment”.
En janvier 2019, Gillette, la société connue pour ses lames de rasoir, a déclenché un déferlement de critiques après avoir diffusé un clip vidéo en soutien du mouvement #MeToo, dénonçant les comportements liés aux aspects toxiques de la masculinité. Un boycott a même été organisé.
Dans la première partie du clip, on y voit des garçons se battre sous le regard amusé d’un groupe d’hommes, probablement leurs pères. Un homme déshabille du regard une jeune femme. A l’école, un garçon se fait harceler dans l'indifférence la plus complète. Puis les mêmes scènes repassent, mais cette fois des hommes interviennent. Voix off : "Quelque chose a enfin changé. Il n'y aura pas de retour en arrière" Le slogan de la marque, "The best men can be", est détourné : "Est-ce vraiment le meilleur qu'un homme puisse être ?".
Sujet sensible : Sur YouTube seules 808,000 personnes ont aimé la vidéo contre 1,5 million de clics sur le pouce en bas. La marque a même été boycottée.
Une masculinité toxique ?
La masculinité américaine est ancrée dans la culture, l’histoire et les valeurs de cette nation. L’homme américain ne doit pas laisser paraître ses sentiments, il les contrôle. Il est indépendant, voire solitaire et est un ardent défenseur de sa liberté. Il est résilient, travailleur, sportif et capable de subvenir seul aux besoins de sa famille. Il peut, à cette fin, devenir violent.
De nombreux hommes s'identifient aux mecs forts de la culture populaire américaine qui sont plus proches du cow-boy Marlboro, de Terminator et de Rambo que de Gandhi. Quand les hommes du showbiz — Ronald Reagan, Clint Eastwood, Arnold Schwarzenegger ou même l’actuel président Donald Trump — quittent le cinéma pour la politique, la frontière entre le mythe et la réalité devient perméable et leur représentation, dans l'inconscient collectif, floue.
Tueries de masses, suprémacisme blanc, suicides, dépressions, violences et destruction de l'environnement : un nombre croissant de sociologues pensent qu’aux Etats-Unis, la masculinité est devenue toxique.
Des hommes ont décidé d’agir et d’aider leurs pairs à lutter contre ce que cette forme de masculinité a de toxique.
Le groupe de Toby Fraser a déjà rassemblé plus de 300 hommes. Qu’ils soient hétérosexuels, gays ou queers, tous réfléchissent à redéfinir ce qu’être un homme signifie à l’époque du #MeToo et apprennent à identifier les aspects toxiques des comportements traditionnels de la masculinité.
“J’aime utiliser le terme, ‘masculinité toxique’ plutôt que juste ‘masculinité’, car il montre bien qu’il y a une part qui est toxique, violente, et dangereuse, mais que bien sûr il en existe une autre qui est merveilleuse ” explique Toby Fraser. Les comportements traditionnellement associés à la masculinité : mettre ses émotions de côté, rester stoïque face à une crise, finalement, ce ne sont pas juste des attributs masculins. Les personnes de tous genres peuvent se comporter de façon considérée comme masculine. Donc, pour moi, il s’agit de savoir qu’elle est la masculinité qui me convient et à un niveau plus profond quelle personne je veux être dans ce corps qui pour moi est un corps d’homme”.
Pour aller plus loin écoutez les interviews en anglais de Toby Fraser, Chris Tyler et Eric Marsh dans le podcast Back in America