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Le grand mur

Dans la chronique d'aujourd'hui, Marc Sony Ricot raconte la solitude de la porte de son appartement à Montréal. Entre exil et silence, il évoque ce qui nous manque quand plus personne ne frappe à nos portes.

Les portesLes portes
Écrit par Marc Sony Ricot
Publié le 4 juillet 2025, mis à jour le 5 juillet 2025

Je ne me pose jamais la question : pourquoi je pars d’Haïti, pourquoi je vis dans cet appartement de la rue Saint-Marc à Montréal, sans voisin, sans personne pour frapper à ma porte. On n’a frappé qu’une seule fois à cette porte. Une seule fois. Mon cœur était tout joyeux quand j’ai entendu ce bruit. Enfin. Je pensais avoir une visite, j’ai bondi sur la poignée. Bonjour ! Mais la dame s’était trompée de porte. Quelques secondes de conversation. Elle est partie. On n’a plus frappé depuis.


J’aime quand on frappe à ma porte, même si c’est pour rien. Ça me fait du bien. J’ai grandi dans une ville où toutes les portes portent la trace fraîche d’une main. Dans mon quartier, il y avait toujours une main pour frapper et des cœurs pour ouvrir.


Chez ma grand-mère à Trou-Sable, il n’y avait pas de porte, ni de barrière. Les gens du quartier disaient “onè !” et on répondait “respè !” J’ai passé toute mon adolescence à frapper aux portes de tout le monde : celle de Man Coril, de Founa, de Nicko. La porte de notre voisine Guerda, qui tenait un petit commerce en face, portait un écriteau : “Matthieu 14:14. Ici, pas de crédit.” Je trouvais cela étrange, un verset à côté d’une interdiction si radicale. Le Bon Dieu n'aime pas quand son fils souffre, pas vrai ? Quand il manquait un ingrédient pour le repas de midi, ma tante Paulemie m’envoyait frapper souvent chez Guerda pour l’acheter à crédit. Malgré ces quatre mots, cette exigence de payer comptant.


Je ne frappais jamais trop fort. Guerda ouvrait sans poser de questions. Aux Gonaïves, quand on frappe à une porte, on ne demande pas : c'est qui ? On répond tout simplement: Entrez ! Frapper, c'est déjà poser une question. Notre voisine ne nous disait jamais non pour le crédit. Cet écriteau : ici, pas de crédit, c’était juste pour la forme. Une défense, pour ne pas trop acheter. On n’avait pas peur de l’affronter. Ma tante Paulemie ne disait jamais va acheter à crédit chez la voisine, mais va frapper à la porte de Guerda. Parce que ma tante savait que sa voisine ouvrirait.


Ma tante est morte à 22 ans. Je n’ai jamais rencontré une femme aussi belle de ma vie. Je n’en ai aucune photo. Dans ma famille, les souvenirs ne résident pas dans un tiroir, mais dans l’âme. Lorsque je pense à cette tante, si tendre, si sensible, je pense aux belles choses de la terre : la rivière, la mer, un soleil couchant, une fleur… La moindre beauté réveille en moi l’image de son visage.

 


Ouvrez les portes

C’est elle, Paulemie, qui m’a appris à frapper aux portes et à les ouvrir aussi. Dans les autres villes où j’ai vécu, j’ai toujours gardé ce rapport intime avec les portes. À Port-au-Prince, j’invitais les jeunes de mon quartier à frapper à ma porte quand ils le voulaient. Ils empruntaient des livres, ils cuisinaient, ils dormaient. On écoutait Sara Tavares, Jacques Brel et Cesaria Evora dans le silence fragile de la ville. Parfois, le bruit des balles nous empêchait de rester en amour avec A Love Supreme de Coltrane. Insouciants, on restait dehors sur la terrasse. On jetait de la beauté sur la peur. Au Brésil, en Italie, en Espagne, nous écoutions le monde. Notre formule : la bonne musique a un langage universel.


Quand je ne trouvais pas mon Flaubert ou mon Yanick Lahens sur les étagères, je savais qu’ils étaient chez Emilie, Wood, Jessica… Ma porte n’avait pas de serrure. Et si c’était le cas, la clé était sur la fenêtre du balcon. Je me souviens. Minuit. Je frappais à la porte de ma voisine pour demander de l’eau. Mon gallon était à sec, je n'avais pas pensé à me ravitailler. J’avais une soif terrible. J’ai failli mourir. Elle m'a donné de l'eau et du thé.


Aujourd’hui, je vis dans un bâtiment où je ne peux plus frapper aux portes comme ça, sans un lien préalable. On ne peut pas non plus frapper à la mienne. Pour ne pas déranger. Si un ami veut venir chez moi, je dois le savoir à l’avance. On ne débarque pas comme ça chez les amis. Time is money. On doit tout planifier. L’heure d’arrivée. L’heure du départ.



Je n’ai toujours pas vu ma voisine, ni mon voisin. Qu’importe. Je ne connais pas leurs noms. Il y a quinze appartements. Je ne connais le prénom de personne. Le bruit des pieds qui traînent sur mon palier fait battre mon cœur, mais c'est jamais une visite pour moi. Quand on a trop envie de quelque chose, on a l’illusion qu’elle se matérialise. J’ouvre de temps en temps. Personne. Ma porte craque d’ennui. Sans vie, sans âme. Ma porte est un grand château triste. Vais-je vivre longtemps comme ça ?


J’imagine une visite, j’ouvre ma porte, toujours rien. Même pas un petit coucou voisin ! Et la nuit, ça été ? Je descends. Je remonte. Je prends l’ascenseur. Personne ne dit bonjour. Quand le hasard me fait croiser quelqu’un dans le hall ou devant l’ascenseur, je suis excité. Je dis bonjour avec enthousiasme. Parfois, aucune réponse. Même pas un coup de tête pour signifier ma présence. Les visages changent, mais la réponse reste la même : l’indifférence. Le silence.


Une fois, un monsieur a répondu, sourire aux lèvres. Ça m’a fait grand bien, son bonjour. J’en avais besoin. Un bonjour.


Je pense aux bonjours de mes amis de Port-au-Prince. Avant même d’ouvrir, je reconnaissais leurs frappes : celle qui tambourine avec excitation, celui qui cogne deux fois comme un mot de passe, l’autre qui effleure à peine, presque en chuchotant. Plus personne pour frapper à ma porte. Je ne me demande jamais pourquoi je suis parti de mon pays. Il y a des réponses qui font trop mal.

 

 

 

Marc Sony Ricot, une plume d’Haïti posée sur Montréal

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