Entre jazz, thé vert et questions inattendues, Marc Sony Ricot tente de dire Haïti sans en dévoiler la peine. Une chronique sur la mémoire, la retenue, et les mots qu’on choisit de ne pas dire.


J’aime bien ce café, avec de grandes fenêtres, situé dans une rue piétonne, au cœur de Montréal. Chaque semaine, je croise des gens qui viennent de quelque part dans le monde pour parler d’un sujet varié, en français. Ce jeudi, la conversation était vive. Une Chilienne, une Vénézuélienne, un Australien, quelques Européens, et moi, l’Haïtien. Règle numéro un, il faut répondre aux questions. C’est un club de conversation. Bonnes manières, s’il vous plaît. Les anthropologues appellent ça discussion interculturelle.
Je suis de bonne humeur aujourd’hui. Je sirote mon thé vert avec une telle précision, je n’imagine pas ma tasse vide. Le plaisir du thé est souvent dans la lenteur. De très petites gorgées, avec grand soin. Le thé se savoure, il ne se hâte pas. On parle de jazz. Est-ce que j’aime ? Oui. Il m’arrive de ne pas pouvoir dormir la nuit sans écouter un morceau.
Quels sont vos préférés ? Sur-le-champ : Ella Fitzgerald, Frank Sinatra, Miles Davis aussi. Early in the Morning. Iconique, cette chanson résume toute l’histoire du jazz. Classique des classiques. J’écoute du Bossa Nova. En jazz, goût éclectique. La Chilienne explique le style musical de son terroir, tandis qu’au Venezuela, c’est le Joropo, le Barlovento. Et toi Marc ? Le compas, dis-je sur un ton sec. Comme si je ne voulais rien ajouter de plus. Regard lucide, la Vénézuélienne comprend mon petit jeu. La Russe me regarde et lance, parlez-nous de là-bas. Là-bas ? Votre pays.
J’ai au moins un pays
On parle pays maintenant. Il y a toujours une question de pays. Pays à droite, pays à gauche. Il est rare qu’on n’en parle pas. L’atmosphère à des airs de salon diplomatique. Haïti. Mon cœur bat fort. Je connais mon cœur. Il bat toujours fort quand je parle de ce que j’aime.
C’est toujours important d’avoir un pays. Avoir un pays, c’est comme un alibi pour vivre, aimer, et s’ouvrir au monde. Un pays, c’est un héritage qu’on porte en soi, dans l’âme, dans notre démarche.
Les cœurs les plus lumineux rayonnent souvent de l’ancrage discret d’une terre qui les habite.
Qu’est-ce que je vais dire à une Russe sur Haïti ? Première république noire du monde, il a connu l’esclavage, l’occupation américaine. La question de la dette de l’indépendance en 1825, l’arrivée du dictateur François Duvalier en 1957, qui a désigné son fils comme son héritier et qui a pris le pouvoir en 1971. De Papa Doc, on passait à Baby Doc. Durant leur mandat : appauvrissement de la classe paysanne, fuite des intellectuels, immigration massive de la classe moyenne et populaire, injustice, exécutions publiques, impunité, autoritarisme. Chaos, souffrance. Après 29 ans de terreur, le peuple se soulève. Février 1986, Baby Doc quitte le pouvoir. Transition politique. Nouvelle Constitution. Démocratie. Coup d’État militaire. Élection. Président. Transition. Jamais sans une crise.
Non. Non. Ça fait trop de détails pour mon interlocutrice russe et les autres étrangers. Il ne faut pas exposer toutes ces souffrances. Il ne faudrait pas faire ça. Il faut montrer une bonne image d’Haïti. Silence gêné. Je réfléchis jusqu’à ce qu’une voix, assez assombrie, me sauve : c’est la Chilienne. Il y avait beaucoup d’Haïtiens au Chili, précisément à Santiago. Ils vendaient dans les rues. Ils sont toujours de bonne humeur. Ils dansent sans s’arrêter. Un président américain a mis en place un nouveau programme, ils sont tous partis pour les États-Unis. Maintenant, il n’y a plus d’Haïtiens là-bas. Elle me regarde, l’air inquisiteur. Comme si c’était moi qui avait demandé aux Haïtiens de quitter le Chili.
Je joue encore le petit jeu, pour ne pas exposer notre douleur. On a un grand rapport avec le Chili. Par exemple, en Haïti, quand on lit de la poésie en public, on lit toujours Pablo Neruda et Gabriela Mistral. Il y a même Ricardo Boucher un jeune poète et graffeur qui sensibilise la population avec des fragments de Chant général écrits sur les murs.
La Russe attaque encore. Mon Dieu. Ils me coincent, là. Elle pense que je n’avais pas compris la première question. Elle reformule, comment va Haïti en ce moment ? Il y a beaucoup de troubles politiques. Des gangs qui kidnappent, violent, tuent. Pas de président élu démocratiquement. On a assassiné le dernier. Il y a un conseil présidentiel. Chaque trois mois on change de président. Ils ouvrent grand les yeux. Il y a un premier ministre. Ça va plus ou moins bien en Haïti, mentis-je.
C’est l’exercice le plus difficile qu’on puisse me demander de faire, parler de mon pays. Je préfère grimper des montagnes pendant des heures plutôt que de parler des politiciens, crise haïtienne, et tout ça. Comment expliquer toutes ces crises à un étranger ? Et comment était votre quartier ?, glisse l’Australien. Jésus, Marie, Joseph, encore une question ! Je fais le détour. C’était assez paisible. Je sortais tout le temps. Je travaillais comme journaliste littéraire là-bas. Il y a beaucoup d’écrivains. C’est une littérature où la mémoire est une thématique très présente. En Haïti, écrire n’est pas un exercice centré sur soi, où le Je l’emporte. Les grands écrivains haïtiens sont des voix engagées, souvent portées par plusieurs combats : la mémoire, la dénonciation de la dictature, l’exil, l’identité, et les rapports de classe.
Écrire, en Haïti, c’est donner priorité à la parole de l’autre.
Je cite Georges Castera, René Philoctète, Syto Cavé, Kettly Mars, Lyonel Trouillot, Jacques Stephen Alexis. Ils notent leurs noms, très sérieux. Je me demande si je ne suis pas en train d’animer un cours sur la littérature haïtienne. Je souris à l’intérieur de moi. Cela fait plus de lecteurs pour ces écrivains. Je sors gagnant de mon petit jeu. Souvent, un livre résume mieux l’histoire d’un pays.
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