Il est bien des manières d'aborder l'?uvre de Marc Chagall, bien des thématiques possibles pour construire une exposition autour de ce peintre inclassable, nourri de légendes russes et de thèmes bibliques, dont la vie fut jalonnée de guerres et d'exils. Alors que le musée du Luxembourg à Paris lui consacre jusqu'au 21 juillet une exposition au titre tolstoïen "Marc Chagall, entre guerre et paix", l'Opera gallery de Hong Kong choisit d'entrer dans l'?uvre par la magie et l'onirisme. Jusqu'au 10 juin, 35 tableaux originaux et une trentaine de lithographies enchantent la galerie de Wyndham street. Welcome into the dream!
Dos à dos
Une ?uvre-météore
Mort quasi-centenaire en 1985, Marc Chagall traversa le XXème siècle tel un météore, laissant derrière lui une ?uvre picturale sans équivalent, une rêverie poétique, explosion de camaïeux et de tons saturés. "Quand Matisse mourra, Chagall sera le seul peintre à vraiment savoir ce qu'est la couleur", aurait prédit Picasso dans les années 1950. Elève de Léon Bakst, directeur artistique des Ballets russes de Diaghilev, Chagall fut un coloriste de génie, "plein d'imagination", disait Apollinaire. Sous son pinceau, la couleur dévore les contours, noie les figures autant qu'elle leur donne forme, fait vibrer la matière.
Puisant dans les palettes byzantine et fauviste, le peintre russe naturalisé français en 1937 réinvente les teintes violentes et pures de Gauguin, le chromatisme désinhibé de Van Gogh, recompose souvenirs d'enfance et scènes bibliques (cf Le Roi David, 1963), construit à coup d'à-plats et de tourbillons bigarrés des ?uvres métaphoriques d'une grande puissance évocatrice. Loin des diktats et des manifestes des avant-gardes modernistes (cubisme, orphisme, surréalisme, futurisme, suprématisme), qui l'inspirent sans jamais le retenir, le peintre se fait le champion d'un nouvel art figuratif, l'inventeur d'un langage visuel narratif, capable d'exprimer la vie secrète de la psyché, l'indicible, l'amour et le bonheur aussi bien que les atrocités de son siècle.
Vitebsk, la Bible et le martyr juif
Amants flottant en apesanteur, acrobates, chevaux volants, ânes rouges, chèvres bleues, poissons vif-argent? Le monde de Marc Chagall est un monde de rêves, peuplé de figures et d'objets familiers (le rabbin, le violoniste, le mendiant, le paysan, le juif errant, l'horloge?), d'animaux de la ferme, de créatures surnaturelles (l'ange, le cheval, le poisson ailés?), une mythologie mi-réaliste mi-fantastique qui s'enracine dans le Vitebsk de son enfance, en Biélorussie, où sa famille juive hassidique vécut pauvrement parmi ses congénères. La bourgade natale du peintre apparait d'ailleurs en toile de fond de nombreux tableaux quand elle n'est pas remplacée par Paris, sa ville d'adoption, "sa seconde Vitebsk".
En fuite avec la Torah / Le Christ jaune / Clowns et écuyères
Matrices inépuisables de son ?uvre, la Russie tsariste, le mysticisme joyeux des Hassidim, les légendes et la poésie yiddish sont de continuelles sources d'inspiration pour Chagall tout comme les persécutions séculaires dont son peuple est l'éternelle victime. Les récits qui filtrent d'Allemagne à partir des années 1930 et les nouvelles venues de Russie après l'invasion allemande réactivent les cauchemars, les images angoissantes du passé. Alors que Chagall travaille sur des illustrations de la Bible commandées par le galeriste et éditeur, Ambroise Vollard, après un voyage en Palestine, ses tableaux multiplient les villages en feu, les familles en fuite, les anges en chute libre (cf En fuite avec la Torah, circa 1981). Le violoniste, le clown (cf Clowns et écuyère, 1965 ; Le Clown violoniste et l'âne rouge, 1971), les musiciens du cirque, figures allégoriques tragi-comiques de l'artiste et de la condition humaine, se muent alors en Christ crucifié (cf Le Christ en jaune, 1941), symbole du martyr juif et de la souffrance universelle.
Bella, l'amour et la création
En 1944, la mort soudaine de son épouse adorée, Bella, plonge Chagall dans une profonde dépression : exilé depuis 3 ans à New York, où il ne cesse de peindre des scènes apocalyptiques de guerre et de mort (même si la préparation des décors et des costumes du ballet Aleko du chorégraphe russe Léonide Massine en 1942 lui apporte quelque distraction), le peintre abandonne ses pinceaux pendant plusieurs mois et ne les reprend que pour travailler à un tableau mémoriel dédié à la défunte, Autour d'elle, sorte de nocturne pictural où ne brillent d'une lumière froide qu'un croissant de lune, une simple bougie portée par un oiseau et le voile blanc d'une mariée.
Les Amoureux au dessus de Paris
Loin de mettre un terme à la représentation de Bella dans sa peinture, la mort ne fait qu'accroitre l'adoration que Chagall voue à son amour de jeunesse. Bella restera à jamais la créature irréelle, désincarnée, cette fiction picturale qu'il peint depuis les années 1910. Fiancée ou mariée, femme-ange volant ou flottant avec son amant au-dessus des toits (cf Les Amoureux au carré vert, 1970-1975; Les Amoureux au dessus de Paris, 1974), personnage mythologique (Daphnis et Chloe, 1957-1962), symbole de fertilité et de création (les figures féminines chez Chagall sont généralement entourées de fleurs, de fruits, accompagnées d'enfants ou de coqs), elle demeure la muse, l'inspiratrice maternante, bienveillante du peintre. Ni sa liaison avec Virginia Haggard qui lui donne un fils en 1946, ni son mariage avec Valentina Brodsky (Vava) en 1952 ne le détourneront de cette dévotion: l'image de Bella, qu'il épousa en 1915 et avec qui il connut 30 années de bonheur, continuera de hanter le travail de Chagall jusqu'à sa disparition en 1985.
Florence Morin (www.lepetitjournal.com/hong-kong) lundi 3 juin 2013
Crédits : Opera Gallery
Informations pratiques :
A vision in my dream, Marc Chagall
Opera Gallery
Du 31 mai au 10 juin
Du lundi au samedi de 11h à 20h
Dimanche de 11h30 à 17h30
G/F ? 3/F ? W building
52 Wyndham Street, Central
Tel (852)2810 12 08
Gratuit
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