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MATTHIEU DAUCHEZ – Portrait (1/2) : "Le miracle du pardon"

Écrit par Lepetitjournal.com aux Philippines
Publié le 21 juillet 2016, mis à jour le 4 juillet 2016

Retour sur notre rencontre avec le père Matthieu DAUCHEZ, qui porte depuis une quinzaine d'année l'O.N.G. Tulay ng Kabataan (TNK).
Premier volet de ce portrait, consacré à l'histoire de la fondation, aux programmes mis en ?uvre pour faire face à une misère croissante aux Philippines et à quelques "victoires" remportées sur cette misère.

Lepetitjournal.com/Manille : Pourquoi et comment avez-vous décidé de venir en aide aux enfants des Philippines ?

Matthieu DAUCHEZ : Je n'ai rien décidé ! Je ne connaissais même pas les Philippines !

Voilà mon histoire en quelques mots. Je suis entré au séminaire en 1995. Je venais d'avoir 20 ans. J'ai passé trois années au séminaire avant de décider de partir pendant deux ans en mission, toujours dans le cadre de préparation de ma prêtrise. On m'a alors demandé de partir avec deux amis séminaristes au Cambodge. Mais des problèmes politiques survenus durant cette année 1998 au Cambodge ont empêché notre départ. Et dans le même temps, un prêtre jésuite, envoyé par la France pour quelques années aux Philippines, a fait appel à nous pour lancer la fondation qu'il souhaitait mettre en ?uvre pour aider les enfants des rues. Je suis arrivé le 7 septembre 1998 à Manille et y suis toujours.

Lepetitjournal.com/Manille : Votre mission de séminariste était cependant limitée dans le temps ?

J'ai très vite compris que ma mission ici s'inscrirait dans le long terme.

Je suis rentré en France entre 2000 et 2003, pour un temps de discernement, tout en revenant deux à trois mois chaque année aux Philippines. Il s'agissait pour moi de réfléchir au fait de consacrer toute ma vie à cette ?uvre.
En 2003 j'ai été ordonné diacre et en 2004 prêtre, ici, par le diocèse de Manille. Je ne suis donc plus rattaché à la France, ni administrativement, ni pour l'Eglise.
Je suis rattaché à une paroisse tout en étant mis à disposition par le diocèse pour les enfants les plus pauvres. Je suis prêtre assistant à la paroisse d'Edsa Shrine : j'y suis logé et j'aide pour les messes du matin. Mais je suis libre de me consacrer par ailleurs entièrement à la fondation.

Lepetitjournal.com/Manille : Quelles sont les principales missions de votre fondation ?

Reprenons, pour le comprendre, son historique.

Au départ, la fondation souhaitait venir en aide aux familles des bidonvilles. L'école est gratuite aux Philippines, mais la maternelle ne l'est pas. Or, les enfants non scolarisés en maternelle, et qui ne maîtrisent donc pas certaines bases, sont ensuite rapidement perdus, décrochent, et sont finalement souvent déscolarisés. Il nous apparaissait primordial de donner accès à cet enseignement maternel aux enfants les plus démunis. En offrant cet enseignement dans les bidonvilles, nous nous sommes rapidement aperçus qu'il ne s'agissait pas simplement d'un problème de scolarisation, mais également de nutrition et de santé (notamment de tuberculose et de problèmes de peau avec l'insalubrité de l'eau). Le premier programme lancé, consacré aux enfants les plus jeunes, de 0 à 6 ans, a donc développé trois objectifs : nutrition, santé et scolarisation.

Nous avons alors réalisé qu'existait en aval un problème encore plus grave : celui des enfants des rues, c'est-à-dire, les enfants qui, du fait de la misère ou des abus dont ils ont été victimes (abus physiques ou sexuels, dans le cadre de la famille, du quartier ou de la prostitution) vivent dans la rue, en rupture avec leurs familles. Notre deuxième programme leur a été consacré. Et c'est lui qui occupe aujourd'hui encore 90% de notre énergie et de nos actions.
Ces enfants, séparés de leurs familles, vivent dans des centres que gère la fondation. La gestion de ces centres est complexe, d'un point de vue logistique, mais aussi du fait des blessures profondes de ces enfants, qui ont d'autant plus de mal à faire face à leur histoire personnelle qu'ils ont été rejetés par les leurs.

Nous avons ouvert un premier centre pour les garçons en 1998. A l'époque, 95% des enfants des rues étaient des garçons.
En 2003, nous avons développé ce programme pour les jeunes filles car les proportions de filles et de garçons dans la rue étaient devenues presque équivalentes : 40% de filles et 60% de garçons. Le nombre de maisons d'accueil dont nous disposons pour les uns et les autres est donc aujourd'hui presque équivalent.

Les premiers enfants que nous avons accueillis, nous sommes allés les chercher en prison. C'est vous dire qu'aucune structure n'existait alors pour les prendre en charge.
    
Nous avons ensuite ouvert un troisième programme pour les enfants handicapés mentaux. Le handicap ici n'est pas rejeté mais caché. Et un enfant handicapé, s'il se retrouve dans la rue, est particulièrement vulnérable.

Nous avons développé, presque dans le même temps, un quatrième programme pour faire face aux problèmes des familles vivant sur la décharge : le programme des "enfants chiffonniers". La grande décharge à ciel ouvert de Manille avait officiellement été fermée en 1994, mais elle n'avait fait en réalité que se déplacer de 500 mètres et les familles continuaient de survivre parmi les ordures. Ce quatrième programme aide les enfants et les familles qui continuent à vivre et à survivre du tri de nos ordures.

Lepetitjournal.com/Manille : Comment peut-on expliquer la proportion croissante des filles dans la rue, ainsi que vous nous l'indiquiez à l'instant ?

Plusieurs facteurs permettent de démontrer que la misère aux Philippines est croissante. Le développement économique du pays ne profite pas à l'ensemble de sa population et ne bénéficie pas aux plus pauvres.

Les Philippines sont une société matriarcale. La fille est donc généralement davantage protégée car c'est elle qui aura plus tard mission de « tenir la famille ». Les garçons sont généralement beaucoup plus libres. Mais les filles sont davantage "cadrées". La proportion de filles dans la rue est un signe net d'une misère grandissante.

Un deuxième signe de cette misère grandissante est la moyenne d'âge des enfants des rues qui a elle-aussi nettement évolué. Nous avons récemment ouvert notre premier centre pour les enfants des rues de moins de 6 ans et le plus jeune enfant accueilli a aujourd'hui 18 mois. En 1998 la moyenne d'âge des enfants des rues était située entre 12 et 14 ans. Aujourd'hui, elle se situe entre 8 et 12 ans. Les enfants partent donc de chez eux plus vite.

Entendons-nous bien : lorsque je parle des "enfants des rues", je parle des enfants de catégorie 3, les "hardcore".
Les enfants des rues de catégorie 1 sont les enfants envoyés par leurs familles depuis les bidonvilles pour aller vendre des journaux, des cigarettes, des bonbons aux feux. Ces enfants rentrent chez eux le soir. Ils vivent dans la rue mais ont une famille et un toit. Ils représentent aujourd'hui entre 300.000 et 500.000 enfants. Il s'agit évidemment d'estimations qui restent difficiles et donc approximatives.
Les enfants des rues de catégorie 2 sont avec leurs familles mais n'ont pas de toits. Ils vivent dans la rue avec leurs familles, souvent dans des carrioles. Ils survivent dans la rue, mais avec leurs familles. Ils représentent entre 60.000 et 80.000 enfants.
 Les enfants des rues de catégorie 3 sont ceux qui ont coupé tout lien avec leur famille : ils n'ont ni toit  ni famille. Ils vivent souvent en groupes et ne vivent que de la rue. Ils représentent entre 6.000 et 10.000 enfants.

Lorsque j'évoque les enfants de moins de 6 ans, ils appartiennent à cette catégorie. C'est une situation absolument terrible.

Aux Philippines la famille est une valeur essentielle. La famille continue notamment de prendre en charge les aïeux. Abonner sa famille reste un acte inimaginable. La présence de personnes âgées dans la rue est un troisième signe de cette misère grandissante. Notre fondation ne répond pas encore à ce nouveau problème mais nous y réfléchissons intensément.

Lepetitjournal.com/Manille : Vous évoquez des enfants des rues entre 18 mois et 6 ans. Mais comment êtes-vous amenés à prendre en charge des enfants si jeunes ?

Un enfant de 18 mois n'est jamais seul, ou très rarement. L'enfant est souvent pris en charge par sa fratrie.

Quand des familles tentent de déposer leurs enfants, un échange ferme suffit généralement à faire renoncer la mère, qui agit sur un coup de tête et garde un lieu très fort avec son enfant : elle a besoin d'entendre ses paroles fermes et repart avec son enfant.

La plupart des dépôts d'enfants abandonnés se font auprès des églises ou des mairies. Mais, si nous sommes en contact avec elles, nous travaillons peu avec ces institutions. Nous allons tous les jours et toutes les nuits dans la rue à la rencontre des familles.

Lepetitjournal.com/Manille : Quelles sont selon vous vos plus belles réussites ?

Le retour des enfants dans leur famille, des enfants devenus autonomes et qui fondent leur propre famille? voilà de belles victoires !

Mais les plus belles victoires sont celles des enfants qui parviennent à pardonner à leur famille.



La blessure du rejet par sa propre famille est insupportable pour l'enfant. Le pardon est une victoire merveilleuse. Certains enfants renouent des liens avec leur famille de manière héroïque.

Il y a quelques années, nous avons récupéré un enfant dont les mains étaient totalement brûlées. Deux opérations successives ont été nécessaires pour qu'il retrouve l'usage de ses mains. Au départ, le jeune Jeremy refusait de parler. Il affirmait que tout cela était sa faute, puisqu'il avait volé 50 pesos à sa mère, qui l'avait puni en lui trempant les mains dans l'eau bouillante. C'est un traumatisme terrible pour l'enfant que de voir une figure d'amour devenir son bourreau. Nous avons accueilli Jeremy, qui s'est révélé être un garçon extraordinaire : malgré son handicap, il était le premier de sa classe. Après quelques années, il nous a demandé de pouvoir retrouver sa mère. Il avait alors 13 ans. Lorsque nous l'avons interrogé sur ces mobiles, il nous a expliqué qu'il souhaitait que sa mère sache, que malgré tout ce qu'elle lui avait fait subir, il l'aimait encore. Nous avons pu retracer le lien avec la famille. La mère a été bouleversée par le pardon de son enfant. Elle a accepté de suivre un soutien psychologique pendant un an. La réconciliation a maintenant eu lieu. Et l'enfant poursuit ses études. Nous sommes passés du pire au plus beau. C'est une famille ressuscitée. Ces petites mains brûlées qui étaient le signe de l'horreur sont devenus le signe du pardon.

Pour toute information : www.anak-tnk.org
Pour contacter l'O.N.G. à Manille : info@tnkfoundation.org

Lila BUNOAN, Alban GAUTROT, Karine CAMART et François COUDRAY (www.lepetitjournal.com/manille) vendredi 22 juillet 2016

Première publication le vendredi 27 mai 2016

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Publié le 21 juillet 2016, mis à jour le 4 juillet 2016

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