Camones Artes Bar est un lieu niché au cœur du quartier de Graça dans la rua Josefa Maria, qui réunit des artistes en tous genres qui s’y produisent du mardi au dimanche. Dans le cadre de notre nouvelle rubrique “portrait insolite” Lepetitjournal/Lisbonne est parti à la rencontre de Claudia Loureiro, la créatrice d’un des lieux les plus étonnants et charmants de Lisbonne.
Lepetitjournal : Pourriez-vous vous présenter ?
Claudia Loureiro : Je m'appelle Claudia Loureiro et j'ai 55 ans. Je suis née dans l'Alentejo et cette identité coule dans mes veines et fait partie de mon ADN.
Pendant 23 ans, j'ai travaillé derrière un ordinateur, mais depuis 15 ans, je vis une toute nouvelle vie et ce projet fait mon bonheur.
D'où vient le nom Camones ?
Camones, (rires) c’est le pluriel de « camone ». Au Portugal, c’est une très vieille expression. C’était en réalité une manière d’appeler les touristes. Lorsque l’on apercevait un grand blond aux yeux bleus un peu perdu dans les rues de la ville, on lui disait de « venir par ici » en anglais. Ainsi, « come on » devenait « camone » avec un accent portugais un peu gauche. Très vite, ces touristes étaient appelés les « camones ».
Comment en êtes-vous venu à créer cet endroit ?
L’idée de Camones est née en 2016 dans les locaux de mon ancienne entreprise qui n’avait rien à voir avec mon activité actuelle. Les locaux de mes bureaux qui se situaient à Campo das Cebolas étaient très beaux et inspirants. Et lorsque j’entendais certains musiciens dans la rue, j’étais parfois si subjuguée par leurs talents que j’ai voulu qu’ils se produisent dans mes bureaux le soir. Ces derniers ont accepté. Au départ, tout était très intimiste. Je n'accueillais jamais plus de 10 ou 20 personnes. Cela ressemblait à de petits concerts privés. En 2018, l’endroit où j'ai créé Camones était libre. Une association qui occupait les lieux depuis 2 mois était sur le point de partir, alors j’ai contacté le propriétaire des lieux afin d’approfondir cette activité nocturne qui devenait une réelle passion. Je voulais donner de la consistance à ces rendez-vous nocturnes, car l’art et la production d’artistes prenait une importance croissante dans ma vie. Tout a alors grandi très vite. Il ne s’agissait plus de huit ou dix musiciens qui venaient se produire le soir, mais d’un grand nombre. Ils étaient tous très talentueux et aucun d’entre eux n’était connu, ils jouaient tous dans la rue, non par obligation mais délibérément. Ces derniers trouvaient une certaine souplesse, une liberté dans la manière de se produire qu’aucun autre endroit ne pouvait leur offrir. J’ai voulu créer cet espace, qui garde un esprit libre et artistique tout en offrant aux artistes des conditions techniques qu’ils ne trouvent pas dans la rue. Le son, les lumières, la scène, un bar, tout est fait pour qu’ils soient entendus. En revanche, la rémunération sera toujours faite dans un chapeau que les spectateurs font tourner, comme c’est d’usage dans la rue.
Avec quels artistes travaillez-vous?
Je travaille évidemment avec des artistes de rue, mais plus généralement avec des artistes qui portent un projet original. Ici, pas de reprises de musiques. Bien sûr nous faisons des concerts hommages, comme c’est le cas lorsque les artistes viennent jouer Django Reinhardt trois fois par mois, mais cela reste original et ce n’est évidemment pas de la chanson. Mais nous ne produisons pas seulement de la musique! Beaucoup de scènes sont dédiées à la poésie ou au théâtre, ou même à la danse parfois. Tous les artistes sont les bienvenus à Camones. La seule règle est de proposer quelque chose d’unique. Souvent, les artistes viennent pour tester certaines choses, il y a cette idée d’un art qui se cherche encore parfois, qui se trouve à tâtons. Camones est un lieu expérimental, et le public aime cela. Une émulation se crée entre les différents artistes. Beaucoup d’entre eux se sont rencontrés ici spontanément, aujourd’hui ils se produisent en France ou en Angleterre… Je ne sais où encore! Sans que cela soit calculé, nous pouvons donc dire que Camones a eu des bébés!
Pour ce qui est des employés, il s’agit d’une affaire de famille. Je travaille avec mon fils, Rodrigo, qui est ingénieur du son, ainsi que sa femme Bruna, Catia travaille également au bar depuis le début et récemment une jeune française nommée Noa a rejoint cette petite famille.
Avez-vous des artistes français qui se produisent ici ?
Oh évidemment, nous en avons beaucoup. Je me souviens par exemple de cet artiste farfelu, Adam. Il a créé son projet intitulé Shamo Solo sur les planches de Camones où il testait encore son spectacle avec notre public. Cet artiste joue de la guitare de la trompette, il compose et danse… Il est incroyable! Aujourd’hui il se produit un peu partout en France et son spectacle est un succès! Comme je le disais auparavant, nous jouons du Jazz Manouche régulièrement. Cette musique étant typiquement française nous avons évidemment énormément de musiciens français qui viennent se produire lors des scènes de jazz manouche. Et je dois dire que nous retrouvons également énormément de français dans le public.
Les murs de la salle principale sont remplis de tableaux, livres et peintures en tous genre. Qui sont ces personnes ?
Ces dernières années, je n’ai cessé de me dire qu’un artiste ne cloisonne pas son art. En ce sens, tellement de musiciens sont aussi peintres, tellement d’acteurs sont aussi écrivains etc. J’ai eu envie de donner plus de visibilité à cette fluidité artistique que ces talents nous offrent au quotidien. Par exemple, vous apercevrez les œuvres de John River un peu partout sur les murs ici, il est également un chanteur très talentueux qui se produit tous les mardis sur cette scène. Il y a aussi Valerio Giovaninni, mais encore Eduardo Chaves Laurent qui lui est un écrivain qui chantait ici. Son recueil de poèmes est sur l'étagère. Il n’y a donc pas uniquement des peintures mais aussi de la littérature. Être un artiste signifie avoir un besoin de s’exprimer, quoi qu’il en coûte, par tous les moyens possibles. Je ne souhaite pas rendre cet endroit réducteur et j’accueille ces talents dans leur entièreté.
Planifiez-vous d’agrandir les lieux ?
Non absolument pas. Cet endroit offre une expérience magique aux artistes comme aux spectateurs, il est primordial que tout le monde ressente ce moment comme quelque chose d’unique. Les deux partis se sentent uniques en un sens. L’artiste est entendu, et le public se sent chanceux d’assister à cela. Je ne souhaite absolument pas tuer le charme de ce lieu au profit d’un bar-usine qui détruirait l’âme de cet endroit.
Connaissez-vous d’autres endroits similaires à Lisbonne ?
Oui il y en a, bien qu’ils se fassent de plus en plus rares. Bota toca das artes, Ma lingua, Sirigaita, Barto, Café com Calma, ou encore Arroz studio qui va malheureusement fermer ses portes au profit de l’ouverture d’une enseigne Mcdonald's, ou encore Casa indépendante qui va également fermer ses portes au profit d’un hôtel, sont des endroits qui fonctionnent de la même manière que Camones. Les personnes qui fréquentent Camones fréquentent généralement ces lieux aussi, que j’ai moi-même plaisir à visiter.
Dans la plupart des endroits où les artistes se produisent, le public échange et la musique est noyée dans les voix du public. Assumez-vous une certaine revendication derrière cette manière d’aborder l’art de la scène?
Oui, absolument. J’ai l’habitude de dire que Camones n’est pas un bar ou des concerts se produisent. C’est un endroit pour les artistes, avec un service de bar, non l’inverse. Il n’y a rien de plus irrespectueux qu’une personne s’exprimant plus fort que l’artiste qui tente de se produire sur scène et de livrer quelque chose au public.
Créez-vous des événements spéciaux durant l’année, ici ou en dehors de Camones ?
Non pas vraiment. En revanche, pendant le confinement j’ai organisé un événement spécial en dehors de Camones. Le nom même de Camones n’apparaissait pas, mais tous les artistes et le personnel de Camones participaient sous le nom de Sopa da Pedra. Nous avons tout préparé dans les locaux de Camones et sommes descendus dans la rue et avons offert une centaine de soupes et des pommes de terres dans la rue aux passants, une vingtaine d’artistes jouaient un peu partout dans les rues de Lisbonne et nous faisions, comme toujours, tourner le chapeau. Nous avons également créé un évènement ou nous avons repris une musique française intitulée « danser encore » que nous avons traduite en portugais avec l’accord de son compositeur nommé HK, afin de nous produire en face de Praça do Comércio. Le groupe d’artiste qui s’est produit ce jour-là était composé de personnes portugaises, espagnoles, françaises, ukrainiennes et argentines.
Cet endroit n’est donc pas destiné à faire du profit, mais à faire vivre l’art à Lisbonne ?
Évidemment, en tant que personne responsable, je dois payer le loyer, l'électricité et les employés décemment. Mais je ne compte pas faire fortune avec Camones. Certaines soirées sont très calmes, d’autres plus mouvementées. Tout cela crée un équilibre qui nous permet de nous en sortir tous les mois. Mais c’est une dynamique qui ne vise en aucun cas la richesse et l’opulence. Je suis ravie de me lever tous les matins pour un métier qui donne du sens à ma vie. J’ai préféré dédier mon existence à la joie plutôt qu’au profit. De plus, l'âme de Lisbonne est très liée à la musique. Qu’elle soit celle jouée dans la rue ou dans de petits endroits sans prétention, il est clair que l’identité de cette ville s’est construite autour de quelque chose de très musical. Conserver des endroits comme Camones relève selon moi d’un devoir de mémoire, d’une revendication identitaire inhérente au Portugal et à cette capitale plus particulièrement. Ces endroits disparaissent peu à peu du fait du prix des biens immobiliers qui augmentent de façon inconsidérée, à l’achat ou à la location. J’ai la chance d’avoir cet endroit, ainsi qu’un merveilleux propriétaire qui soutient cette dynamique. Il me permet de faire perdurer ce projet et cette ambiance.