L'art contemporain en Inde est en plein essor. Eve Lemesle, finaliste 2016 des Trophées des Français de l'étranger participe à cette dynamique avec l'agence de production qu'elle a créée : « What about art ». Entreprenante et passionnée, elle prépare le lancement aujourd'hui du premier musée d'art contemporain au Bangladesh.
Lepetitjournal.com : Comment devient-on un acteur incontournable de l'art contemporain en Inde ?
Eve Lemesle : Cela fait 7 ans que je suis basée à Bombay, douze que je voyage en Inde régulièrement : j'ai commencé à travailler avec des acteurs locaux en 2005. Je me suis notamment occupée à cette époque d'un programme de résidence d'artistes indiens à Paris soutenu par la ville et l'ambassade de France en Inde. Le partenariat institutionnel permettait de faire voyager ces artistes. Des artistes français sont aussi partis en Inde dans le même temps. J'avais donc déjà une connaissance du terrain quand je me suis installée ici, il y a 7 ans. D'ailleurs, il y a déjà un réseau assez développé ici dans l'art contemporain et j'ai décidé de monter cette agence nommée « What about art », agence de production spécialisée dans l'art contemporain. Il y a une vraie niche, c'est un secteur qui se développe beaucoup avec de nombreuses galeries qui font un travail excellent, de belles expositions et de très bons artistes qui s'exportent ! La partie production, management de projets, expertise technique ou pour la conservation, le déplacement des ?uvres était très peu développé il y a 7 ans et est toujours assez peu développé aujourd'hui. J'ai monté cette entreprise pour venir combler ce manque et apporter cette expertise.
En ce moment, quelles sont les activités de votre agence ?
Même si je vis à Bombay, je travaille sur toute l'Asie du Sud. En Inde donc, principalement dans les grandes villes : Delhi, Bombay et Chennai et après beaucoup au Bangladesh. Il y a eu là-bas un des plus grands événements artistiques de la région : le Dakha Art Summit. C'est à la hauteur d'une biennale mais il ne dure que quatre jours : plus d'une centaine d'artistes d'Asie du Sud, originaires ou travaillant sur place, face à des experts issus d'institutions internationales (Tate Moderne, centre Pompidou, Musée Guggenheim à New York?), environ 140.000 visiteurs sur les 4 jours dont 2.500 venus d'écoles et 600 professionnels et délégations de musées du monde entier et d'Asie. On produit ce type d'événements dans la région, ce sont en général des expositions de grande ampleur. L'année dernière on a produit une exposition collatérale à la biennale de Venise reunissant l'Inde et le Pakistan. Tous ces projets sont financés par des fondations privées, qui ont commencé à émerger dans la région il y a peu près 5 ans. Au Bangladesh, c'était la fondation Samdani, à Venise la fondation Gujral : ce sont majoritairement des initiatives privées venues de collectionneurs d'art contemporain. En ce moment, nous travaillons à l'idée d'un musée privé qui va ouvrir au Bangladesh en 2018 toujours avec la fondation Samdani. Je dirai qu'il n'y a donc pas encore d'infrastructures pour l'art contemporain comme elles peuvent exister en Chine par exemple, il y a encore très peu de musées, de structures? C'est vraiment le début ! On essaie donc d'accompagner ce mouvement de développement de telles structures.
Quel est le rapport des Indiens et les Bangladais avec l'art contemporain ?
Il y a une grande curiosité, on a pu le voir lors de cette biennale à Dacca. Il y a une culture également assez populaire qui est très présente en Asie, un goût pour le luxe aussi, un artisanat riche, une tradition du mécénat depuis l'époque des Maharajas? Traditionnellement, il y a une grande présence de l'art en Inde et donc l'art contemporain a trouvé sa place très naturellement. L'accès aux galeries reste encore un peu conscrit à une certaine population. Il y a par contre un grand nombre de visiteurs dans tous ces événements, qui d'ailleurs se multiplient : dans le Kerala, à Colombo au Sri Lanka, à Karachi, Lahore au Pakistan? Ils attirent tous énormément de visiteurs. Par exemple la biennale de Kochi au Kerala, qui en est à sa 3e édition cette année, a fait un très grand travail pédagogique en s'invitant dans les écoles pour expliquer ce qu'est une biennale et l'art contemporain? C'est aussi une région très touristique et ce genre de manifestations bien évidemment, aident le tourisme culturel ? les locaux voient alors l'intérêt à travailler sur de tels projets et les accueillent volontiers.
Dans cette dynamique d'essor de l'art contemporain, est-ce que l'on retrouve des Français ?
C'est difficile à dire car le principe du Dhaka Art Summit par exemple est d'abord de mettre en avant des artistes de la région. Il y a eu par contre quelques invités français notables comme Kader Attia et Laurent Grasso, qui l'an dernier, étaient à la biennale de Kochi.
Quels sont les artistes indiens qui vous ont le plus touchée ?
La scène artistique indienne est une scène très intéressante et florissante : je pourrai citer Shilpa Gupta, une artiste de Bombay ou Jitish Kallat, également de Bombay. Ils sont par exemple tous deux issus d'une génération qui a connu les années 1990 à Bombay, des années marquées par des émeutes et conflits interreligieux. C'était une période très intense. Ces artistes ont un travail assez engagé politiquement. Ce qui m'a intéressée dans l'art contemporain, indien c'est justement de découvrir l'Inde par les yeux de ses artistes. Ils apportent des points de vue sur l'Inde contemporaine différents de ceux que l'on peut lire dans la presse.
Quels sont vos projets futurs ?
Nous travaillons donc sur la création du musée d'art contemporain au Bangladesh, le premier. J'ai aussi monté à Bombay une résidence associative d'artistes. Le but est d'aider des jeunes plasticiens et de leur fournir des ateliers. Cela fait deux ans que le lieu fonctionne. On est train de développer également des programmes internationaux : faire venir plus d'artistes étrangers en Inde mais permettre aux artistes locaux de s'exporter également, principalement au Canada et en Europe. Je suis en train de monter aussi des échanges professionnels et d'expertise avec des musées européens. Il y a un manque de personnel formé aux pratiques muséales. Le but est donc de monter un échange de connaissances et une collaboration avec des musées.
Propos recueillis par Philippe Creusat, (www.lepetitjournal.com) jeudi 14 avril 2016
Plus d'informations : le site de l'agence What about art?
Crédit photographiques :
Portrait : Munir Kabani
Photo 2 : Dhaka Art Summit 2016, vue d'exposition, Photo courtesy: Dhaka Art Summit et Samdani Art Foundation. Photo credit: Jenni Carter