Il est désormais rare d’apercevoir des prostituées en Turquie, la plupart des maisons closes "officielles" ayant été définitivement fermées sur ordre gouvernemental. Certaines cependant demeurent sous contrôle de l’État de manière beaucoup plus discrète. Pourtant, jusqu’à il y a peu, il était habituel de croiser des courtisanes dans nombre de quartiers à Istanbul et autres grandes villes. Des rues et immeubles entiers étaient réservés au trafic de la prostitution.
J’ai le souvenir de mon premier passage place Taksim en 2010 : au détour d’une des ruelles adjacentes, en plein après-midi, aux balcons de quatre immeubles de plusieurs étages, nous avons été interpellés par ces femmes qui nonchalamment fumaient leurs cigarettes, lisaient leurs magasines, bigoudis sur la tête. Elles s’amusaient à provoquer les passants par toute sorte de jurons ou d’attitudes exhibitionnistes... L’une d’entre elles nous a même manqués de peu en jetant un seau d’eau depuis son étage... Une véritable pièce de théâtre et une de ces scènes qui vous marque !
La Turquie était donc familière de ces institutions presque normalisées depuis le règne d’Abdülhamid II jusqu’au début des années 2000, et une des figures iconiques de ce milieu s’appelait Matild Manukyan.
Née en 1914 et issue d’une famille arménienne aristocrate aisée, Matild Manukyan étudie à l’institution francophone pour filles Notre Dame de Sion. Attirée par le monde de la mode, elle débute sa vie professionnelle dans un atelier de Haute Couture. Deux versions sont alors théorisées. La première veut qu’elle aurait fondé son atelier et serait rentrée dans le milieu de la prostitution après que l’un de ses débiteurs, incapable de payer ses dettes, lui aurait offert l’une de ses maisons closes en compensation.
La seconde version présume que Matild fut embauchée en tant que couturière par Sümbül Karasu, à la tête d’une maison de Haute Couture mais aussi de maisons "de luxure", et que nombre de filles du milieu se faisaient faire leurs vêtements à l’atelier. Intriguée par le profit que le travail du sexe engendrait, Matild Manukyan aurait petit à petit investi dans l’immobilier et converti ses appartements en maisons closes. L’histoire en revanche aurait toujours affirmé que Matild ne se serait jamais prostituée elle-même. Une mère maquerelle en devenir, puisqu’elle va connaître l’apogée du succès dans les années 1990 en possédant une chaîne de 32 maisons closes.
Durant cinq années consécutives, Matild Manukyan est la contribuable la plus importante d’Istanbul. Elle compte ainsi parmi les grandes fortunes de Turquie. Elle aurait affirmé être l’heureuse propriétaire de 70 commerces et de 500 appartements/immeubles (dont la mairie de Şişli et le palais de justice de Şişli), d’une usine et de 220 taxis à Istanbul, de 200 appartements à Yalova, de trois hôtels cinq étoiles à Antalya et Alanya, de dix villas dans la partie Nord de Chypre, d’un yacht de 18 mètres et d’un manoir sur une des îles aux Princes (Büyükada). Sans mentionner, le capital, l’or, les bijoux et les voitures…
L’anecdote raconte que chaque nuit, à la fermeture des maisons closes, Matild se rendait à son quartier général où, entre 1h et 4h du matin, étaient versées les recettes des différents établissements dans un coffre-fort long de 1,5 mètre ; coffre bien rempli à la fin des collectes !
En relation étroite avec les autorités, Matild est reconnue et appréciée du pouvoir politique, y compris du Président de l’époque, Turgut Özal. Fière de ses soutiens, Matild n’hésite pas à afficher les correspondances officielles louant son sens civique sur les murs de ses propriétés. Certainement, une manière pour elle de "justifier" et "blanchir" son activité et sa conscience…
Sous contrôle de l’état à l’époque, chaque maison close était sécurisée par des policiers. La plupart de ces derniers cachait la nature de leurs véritables missions à leur entourage.
Comme mentionné, Matild avait également reçu 220 licences de taxis pour Istanbul (concédées, semble-t-il, par le maire de l’époque, Nurettin Sözen), offrant ainsi une liberté de circulation évidente aux travailleuses, clients et policiers…
Des témoignages attestent toutefois de la partie sombre de Matild Manukyan, qui observait une stricte autorité sur les femmes de ses établissements. Un contrat de travail à vie était signé et il était extrêmement difficile pour la "salariée" de rompre l’accord. Nombreuses étaient celles aussi qui menaient une double vie, enseignante ou banquière le jour, et prostituée la nuit. Des hommes également faisaient partie du groupe des travailleuses, en se travestissant.
Une telle fortune et des relations controversées (politique, mafia…) ont fini par susciter rancœur et jalousie. Et peut-être vengeance ? En 1995, Matild est victime d’un attentat à la voiture piégée dont elle ressort grièvement blessée. Elle subit douze opérations mais gardera des séquelles de cette attaque jusqu’à ses derniers jours.
Les ennuis continuent pour notre Madame Claude turque puisqu’en 1996, une affaire judiciaire éclate, l’accusant d’employer des mineures dans ses établissements. Sa réputation en est gravement affectée.
Cette même année, certainement motivée par un dessein "purificateur", elle décide de se convertir à l’Islam et finance la construction d’une mosquée. Une partie de l’opinion publique crie au scandale mais Matild est toujours forte de soutiens importants : Mehmet Nuri Yılmaz, président des affaires religieuses de la République intervient en défense de Matild et déclare "que sa conversion lave les pêchés de sa vie antérieure".
En 2001, Matild Manukyan décède à l’âge de 87 ans d’une crise cardiaque. Elle laissera pour unique héritier un fils issu de son union avec Aram Çilingir, Kerope Çilingir, élevé aux Etats-Unis.
Lui-même, décédé en août 2020 à l’âge de 80 ans et enterré au cimetière arménien Surp Vartanants d’Istanbul (Şişli) laisse le soin à ses enfants (issus de deux mariages) de régler cette "drôle" de succession.