Comment et pourquoi, l’Impératrice Eugénie, femme de l’Empereur Napoléon III se rendit seule à Istanbul du 11 au 19 octobre 1869 ? Pour cela, remontons quelques années en arrière.
Trente deuxième régnant de l’Empire ottoman, Abdülaziz fut le premier Sultan à accomplir un voyage en dehors de l’Empire. Du 21 juin au 7 août 1867, il quitta Istanbul pour se rendre en France, en Belgique, en Prusse et en Autriche-Hongrie avec pour objectif de consolider les relations avec ces pays, et s’inspirer des réalisations européennes afin d’en faire bénéficier son empire.
Grand réformateur, il s’attacha à réduire la dette publique en vendant les joyaux de la couronne ainsi que d’autres biens mobiliers et immobiliers. Hélas ces gestes spectaculaires ne suffirent pas à rétablir les finances publiques mises à mal par la corruption et l’insubordination des fonctionnaires. Le gouvernement fit banqueroute et cessa de payer ses fournisseurs et créanciers européens. Abdülaziz fut mis sous tutelle par l’Ambassadeur russe, ce qui acheva d’exaspérer l’opinion publique. Contraint d’abdiquer en faveur de son neveu Mourad V le 30 mai 1876, cinq jours plus tard, on le retrouva mort, probablement assassiné. Néanmoins, la version officielle prétendit qu’il s’était suicidé en se tranchant les veines avec une paire de ciseaux…
Le sultan Abdülaziz à Paris
Lorsqu’Abdülaziz arrive à Paris, l’Exposition universelle inaugurée le 1er avril 1867 bat son plein ; le Sultan est invité par l’empereur Napoléon III à la visiter afin de constater le nouvel aspect des relations entre la France et l’Empire ottoman. Un important pavillon ottoman est présenté au sein de l’exposition, et participe à cette rencontre des cultures et des civilisations.
À l’issue de la visite du Sultan Abdulaziz, il fut convenu que Napoléon III et sa femme viendraient à leur tour à Istanbul en 1869. Hélas, les événements en France obligèrent l’Empereur à abandonner son projet de voyage, et il chargea sa femme de le représenter.
L'inauguration du Canal de Suez en toile de fond
Les dates arrêtées pour cette impériale visite s’inscrivent dans un contexte politique particulier : la rivalité qui oppose le Sultan et son vassal Ismail Pacha, vice-roi d’Égypte, promu deux ans plus tôt au titre de Khédive par un firman du 8 juin 1867, la montée de la tension entre la France et la Prusse, mais également l’ouverture du canal de Suez qui inquiète le Sultan et chagrine au plus haut point les Anglais.
C’est à Ferdinand de Lesseps, successivement Ambassadeur de France en Espagne, Consul général de France à Barcelone, Consul général de France à Alexandrie, Membre de l’Académie française et ami d'Ismail Pacha que sont confiés les travaux de réalisation du canal.
Cousin de l'Impératrice Eugénie, il jouit d'une bonne réputation à la cour de Napoléon III, use de son entregent et de ses qualités de diplomate pour rassurer le Sultan inquiet de voir l’importance internationale que pouvait prendre son vassal, et pourtant rival égyptien, grâce à la construction de l’ouvrage.
La date de l’inauguration du canal de Suez est fixée au 17 novembre 1869.
L'impératrice Eugénie séduite par son séjour à Istanbul
Hélas, devant faire face aux problèmes Franco-Prussiens, prémices d’une guerre probable, Napoléon III ne peut prendre part à ce voyage et, pour la première fois, c’est une tête couronnée féminine qui vient rendre visite au Sultan sur ses terres.
En son honneur, de nombreuses festivités furent organisées, et les fêtes, galas et réceptions durèrent toute la semaine. Le palais de Beylerbeyi, sur la rive asiatique, lui fut totalement consacré. Séduite par la délicatesse des décors, l’Impératrice demanda qu’on prenne les plans des fenêtres du palais afin de les reproduire dans certaines pièces du palais de Compiègne.
Au cours de cette semaine fastueuse, Eugénie visita le lycée de Galatasaray, Sainte-Sophie, le palais de Çırağan et bien d’autres splendeurs...
Parmi les nombreux repas offerts en l’honneur de l’Impératrice, il en fut un qui lui laissa un de ses meilleurs souvenirs gastronomiques.
Pour célébrer l’événement, le chef cuisinier du Sultan créa un nouveau plat en ajoutant de la béchamel à de la purée d’aubergine. Puis il fit rôtir des petits cubes de viande d’agneau qu’il déposa sur la préparation de légume. Ce plat, qui plut particulièrement au Sultan Abdülaziz, prit immédiatement le nom d’Hünkar Beğendi (le délice du Sultan ou le Sultan a aimé). L’impératrice Eugénie qui trouva également le mets délicieux, ne manqua pas de se procurer sa recette pour la faire réaliser à la cour impériale française.
Pour conclure l’impériale visite, le Sultan tint à présenter Eugénie à sa mère, Pertevniyal, la Sultane Valide.
Cette dernière demeurait alors au palais de Dolmabahçe. Lorsqu’elle vit arriver sa visiteuse, la Sultane, outrée, accueillit l’Impératrice avec un gifle, considérant comme extrêmement indécent qu’elle ose entrer dans le palais en tenant le bras du Sultan… Fort heureusement, l’habileté des diplomates évita l’incident diplomatique.
Ambassadrice de l’élégance française, Eugénie laissera une empreinte durable en rendant la mode occidentale populaire au sein du harem, chacune voulant s’habiller "à la Franga".
Le séjour stambouliote arrivé à son terme, Eugénie continua son voyage vers l’Égypte où les fastes éclatants de l’inauguration du canal de Suez l’attendaient.
Néanmoins, Elle conserva un si bon souvenir de ce voyage sur les rives du Bosphore qu’Elle fera, plus de trente années plus tard, deux nouvelles visites… mais cette fois, en souveraine déchue.