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“Liberté, égalité, yeter be !” Ce que révèlent les pancartes étudiantes en Turquie

Peut-on comprendre une société à travers ses slogans étudiants ? En Turquie, les pancartes des campus deviennent des outils d’expression face à des politiques éducatives controversées.

Pancarte étudiante en Turquie affichant le slogan « Liberté, égalité, yeter be ! » lors d’une manifestation universitaire en mars 2025Pancarte étudiante en Turquie affichant le slogan « Liberté, égalité, yeter be ! » lors d’une manifestation universitaire en mars 2025
Une pancarte brandie par des étudiants turcs : « Liberté, égalité, yeter be ! »
Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 7 mai 2025, mis à jour le 9 mai 2025

Des manifestations d’étudiants aux politiques éducatives controversées : analyse des pancartes comme « Liberté, égalité, yeter be! »

 

En Turquie, les pancartes des étudiants ne se contentent plus de porter des slogans : elles donnent le ton d’un malaise plus profond. Entre ironie mordante et lucidité politique, ces cartons colorés disent beaucoup de la jeunesse turque et de son rapport à l’éducation.

Ebru Eren, enseignante-chercheure en politique éducative en Turquie, y voit un reflet saisissant des tensions sociales actuelles : celui d’une génération qui formule ses inquiétudes avec humour, détourne les codes du pouvoir et interpelle, à sa manière, les choix politiques qui la concernent.

 

Les pancartes étudiantes, entre slogans et signaux d’alerte

 

Différant les uns des autres, les discours manifestants ne peuvent être valables que dans un contexte politique donné (P. Charaudeau) : prenant appui sur les manifestations d’étudiants de Mars 2025 en Turquie, la problématique de recherche sur laquelle nous nous pencherons sera la suivante : en quoi les pancartes d’étudiants, comme par exemple « liberté, égalité, yeter be! », représentent les politiques éducatives controversées du pays ? Or, en tant qu’appareils idéologiques de l’Etat (L. Althusser), ces dernières devraient être directement le reflet de l’idéologie étatique (R. Boudon). 

Sur ce point, nous pouvons supposer que les manifestations d’étudiants qui surviennent depuis le 19 mars 2025 à la suite de l’annulation du diplôme universitaire et puis, l’arrestation du maire d’Istanbul İmamoğlu, font des pancartes, un moyen d’expression des politiques éducatives controversées en Turquie. Ayant recours à la méthodologie d’analyse du discours, nous analyserons notre corpus de recherche qui est composé de 15 pancartes représentatives recueillies du 19 mars 2025 au 29 mars 2025 via les réseaux sociaux en Turquie (notamment, X) : 

 

Pancarte n°1 : “Sinirlenince çok güzel oluyorsun Z Kuşağı”

[trad. : « tu es si belle quand tu es en colère, la génération Z »]

 

Pancarte d’un étudiant turc adressée à la génération Z lors d’une manifestation à Istanbul


Cette pancarte représente la « colère » de la jeunesse étudiante (« si belle quand tu es en colère ») qui s’étend après les décisions prises par le gouvernement actuel : il est question d’une vague de protestation déclenchée par cette arrestation à la base, mais qui s’est répandue rapidement à travers la Turquie, dans plusieurs villes du pays, notamment par de nombreuses manifestations d’étudiants turcs (« la génération Z »).

 

Pancarte n°2 : “Bugünkü dersimiz protesto 101”

[trad. : « le cours, aujourd’hui, c’est la manifestation 101 »]

 

Étudiant tenant une pancarte comparant la manifestation à un cours universitaire

 

Cette pancarte justifie que les étudiants turcs sont à l’origine des manifestations de 2025 en Turquie. La génération Z qui n’a connu que le gouvernement actuel est, en effet, pionnier de la mobilisation politique. Elle devient plus engagée et se manifeste contre les politiques (éducatives) actuelles du pays : « eh bien le cours (de licence), aujourd’hui, ce sont les manifestations dits 101 ! ».

 

Pancarte n°3 : “Bugün okula değil eyleme geldim anne”

[trad. : « maman, je suis venu.e. manifester et non pas à l’école aujourd’hui »]

 

Pancarte rose d’un étudiant expliquant à sa mère qu’il va manifester plutôt qu’à l’école

 

Cette pancarte montre l’engagement des étudiants turcs contre l’écartement stratégique du rival potentiel pour les élections présidentielles de 2028. Les manifestations contre les politiques (éducatives) controversées du pays et donc emblématiquement « l’école », comme appareil idéologique de l’Etat (« maman, je suis venu.e. manifester et non pas à l’école »), sont aussi le résultat d’une exaspération politique dans le pays.

 

Pancarte n°4 : “Atatürk // Cumhuriyet  #  Tayyip // AKP”

[trad. : « Atatürk // République  #  Tayyip // AKP »]

 

Deux pancartes comparant symboliquement les valeurs d’Atatürk et d’un autre dirigeant


Dans la continuité thématique de la précédente, cette pancarte est sous forme d’un jeu de société dit Taboo, se jouant en deux équipes : le « rouge » le gouvernement actuel (« Tayyip ») et le « bleu » le fondateur de la République turque : Atatürk, est fréquemment utilisé comme symbole unificateur tout au long des manifestations de 2025 en Turquie.


Pancarte n°5 : “Ex’ime hukuktan daha çok güveniyorum”

[trad. : « je fais plus confiance à mon ex qu’à la loi »]

 

Pancarte ironique d’un étudiant exprimant sa méfiance envers la justice

 

Cette pancarte complète les deux précédentes : malgré les interdictions, les étudiants turcs se révoltent aussi contre le système judiciaire qu’ils perçoivent comme étant  inefficace en Turquie, système se revendiquant être un Etat de droit d’après sa Constitution  : « je fais plus confiance à mon ex qu’à la loi », réclament les étudiants turcs.


Pancarte n°6 : “Gençliğe Hitabe’deki -bir gün- bugün”

[trad. : « la mention d’-un jour- dans le discours à la Jeunesse, c’est aujourd’hui »]

 

Référence à l’allocution d’Atatürk sur la jeunesse, réinterprétée par des étudiants

 

Cette pancarte est un appel à révolte d’étudiants, faisant référence au « Discours à la Jeunesse d’Atatürk » (“Gençliğe Hitabe”) où il mentionne :

 

« ô jeunesse turque ! Si -un jour-, tu seras obligé de défendre l’indépendance et la république, tu ne penseras pas aux conditions et aux circonstances où tu te trouveras pour accomplir ta mission ! ».

C’est ainsi que les étudiants deviennent acteurs pionniers des manifestations de 2025 et y jouent un rôle important en lançant sans cesse des appels au boycott à toute la société turque.

 

Pancarte n°7 : “Liberté, égalité, yeter be!”

[trad. : « Liberté, égalité, mais ça suffit ! »]

 

Pancarte d’une manifestation étudiante en Turquie affichant le slogan « Liberté, égalité, yeter be ! »

 

Reprenant la devise de la France, cette pancarte critique toute politique d’interdiction dans le pays, mettant de plus en plus en danger les principes fondamentaux de la démocratie, tels que la liberté d’expression, l’égalité devant la loi et le respect des droits fondamentaux, etc. Les interdictions de manifester ou bien alors les arrestations en sont la preuve directe, d’où la version contextualisée (turque) de la devise française : « liberté, égalité, mais ça suffit ! », d’où l’intitulé de notre article !

 

Pancarte n°8 : “Öğretmenim, Recep çok konuşuyor”

[trad. : « madame/monsieur, Recep, il parle trop »]

 

Étudiante brandissant une pancarte orange critiquant un dirigeant par dérision scolaire

 

Cette pancarte est la caricature d’un élève (« Recep ») qui bavarde sans cesse en cours (« Turquie ») et qui dérange ainsi toute la classe (« le peuple ») : « madame/monsieur, notre camarade, il parle trop ». La caricature pointe du doigt d’une manière intéressante, le « discours excessif » (« parler trop ») ou en d’autres termes, celui dit « dictature » (dīcō, latin, dire -performatif- ) et donc le régime politique dans lequel on exerce tout pouvoir de façon absolue.

 

Pancarte n°9 : “Hocam, derste böyle anlatmamıştınız. İstanbul Hukuk”

[trad. : « madame/monsieur, vous ne l’aviez pas expliqué ainsi en classe. Faculté de Droit d’Istanbul »]

 

Message ironique adressé à un enseignant, détourné en critique politique

 

À la manière de la pancarte numéro 5, celle-ci est une critique du système judiciaire en Turquie : les étudiants de droit de l’Université d’Istanbul attirent l’attention sur l’Etat de droit et la séparation des pouvoirs, plus en vigueur depuis longtemps en Turquie : « madame/monsieur, le système judiciaire, vous ne l’aviez pas expliqué ainsi en classe », s’interrogent les étudiants turcs.

 

Pancarte n°10 : “Gerçek diplomasızı konuşmaya geldik!”

[trad. : « nous sommes là pour parler du vrai-sans diplôme ! »]

 

Étudiant manifestant devant l’Université d’Istanbul avec une pancarte sur la légitimité des diplômes

 

Les mêmes étudiants se rassemblent cette fois-ci, devant leur entrée principale pour revendiquer le respect des droits acquis comme le diplôme universitaire (le maire d’Istanbul, diplômé de cette université) et pour rappeler à l’occasion qu’on pourrait manquer aussi de qualifications universitaires : « nous sommes là pour parler du vrai-sans diplôme ! ».

 

Pancarte n°11 : "Hani benim Recebim…Diploma vereceğim”

[trad. : « mais où es-tu mon Recep ? Je te donnerai un diplôme »]

 

Deux jeunes manifestants tenant des pancartes vertes sur une promesse de diplôme non tenue



Pancarte n°12 : “Asıl senin eğitim durumun ne cimcime”

[trad. : « mais dis-moi, où est ton diplôme mon petit ? »]


 

Pancarte d’un manifestant questionnant ironiquement le niveau d’éducation d’un responsable politique



Pancarte n°13 : “Ben bi’ Tayyibe diploma götürüp geliyom!”

[trad. : « je vais just’ apporter un petit diplôme à Tayyip, j’arrive »]

 

Étudiante masquée brandissant une pancarte ironique sur l’attribution d’un diplôme à un dirigeant

 

Ces trois pancartes regroupées autour de la même thématique (« sans-diplôme »), nous semble chacune intéressante dans sa manière de mettre en scène le pouvoir politique en Turquie : la 11, reprend le refrain d’une chanson populaire « mais où es-tu ? » (« le gouvernement actuel ») et les 12 et 13 vulgarisent le manque de qualifications (« où est ton diplôme » ; « apporter un petit diplôme »), par des expressions familières (“cimcime” - « mon petit ») et régionales égéennes (“geliyom!” - « j’arrive ! »). Nous pouvons en déduire que l’annulation du diplôme universitaire et l’arrestation du maire d’Istanbul, mobilisent non seulement les étudiants turcs mais accentuent la montée en colère contre la crise économique influant directement le pouvoir d’achat et l’espérance de vie de la population turque depuis bien longtemps.

 

Pancarte n°14 : “Vizeleri mi dert ediyorsun boşver diplomanın da garantisi yok!”

[trad. : « les examens, t’inquiètent ? Mais ne t’en fais pas, de toute façon on a aucune garantie avec diplôme ! »]

 

Étudiante exprimant son désenchantement vis-à-vis des examens et du diplôme en Turquie

 

Cette pancarte, plaque de carton sur laquelle se trouve encore un slogan de politique éducative controversée, reprend l’idée que les droits acquis comme le diplôme universitaire, par exemple, dans un pays comme la Turquie, ne servent à rien puisqu’« on » peut à tout moment l’annuler. Critique explicite des politiques éducatives contoversées et en l’occurrence, du système éducatif turc (« examens ») en tant qu’appareil idéologique de l’Etat (étant modelé directement par l’idéologie étatique).

 

Pancarte n°15 : “Hocam bugün alma yoklama, zaten işe yaramıyor diploma”

[trad. : « madame/monsieur, pas d’appel aujourd’hui puisque le diplôme se sert à rien »]

 

Pancarte d’un étudiant dénonçant l’inutilité perçue du diplôme dans la vie professionnelle

 

Cette pancarte qui est d’une certaine musicalité en turc, ne peut être valable que dans son propre contexte : ainsi, nous pouvons confirmer que dans celui de la Turquie, les manifestations d’étudiants sont des représentations des politiques éducatives controversées du pays : « vous annulez les diplômes, alors pas d’appel/d’école », expliquent les étudiants turcs.


 

En somme, toutes ces pancartes sont à considérer comme des chefs-d'œuvre de la jeunesse étudiante turque, les étudiants étant toujours en première ligne lors des manifestations de 2025 en Turquie !

Comme le dit le fameux slogan entendu lors de ces rassemblements :

 

« Hak, hukuk, adalet ! » – « Droit, loi, justice ! »

 

Ebru EREN
Maîtresse de conférences - Universités Dokuz Eylül & Galatasaray (Turquie)
ebrueren@hotmail.fr
Izmir, le 1er avril 2025

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