Le 15 juin 2022, le petit journal d’Istanbul ouvrait ses pages sur l’événement du 16 juin 1826 : la dissolution "un peu brutale" du corps des Janissaires...
Si cette troupe, fondée en 1363 s’est illustrée par son courage pendant plus de quatre siècles et demi, il n’en demeure pas moins qu’au fil du temps, son indiscipline notoire, ses fréquentes rébellions, son opposition systématique à toute réforme finirent pas exaspérer le Sultan et mettre, au propre comme au figuré... le feu aux poudres.
Mais qui était Mahmoud II, 30ème Sultan qui osa mettre fin à cette situation devenue insupportable en décidant l’un des plus courts et plus grands massacres de l’histoire ottomane ? C’est ce que nous vous proposons de découvrir à travers ce portrait.
Fils d’Abdülhamid Ier et de Nakshidil Sultane, il est l’un des dix-sept enfants composant la fratrie.
Si l’identité de son père n’a jamais été contestée, celle de sa mère fait encore l’objet d’avis contradictoires.
Abdülhamid Ier eut douze femmes et parmi elles, Aimée Dubuc de Ribery, dont l’histoire romanesque a largement contribué à sa légende.
Aimée, enfant d’une famille de riches planteurs, vit le jour en 1776 aux Trois Ilets en Martinique. Elle était la cousine de Joséphine Tascher de la Pagerie, veuve Beauharnais future impératrice par son mariage avec Napoléon Ier.
La légende raconte que les deux cousines ayant consulté une voyante s’entendirent prédire, à toutes deux, un avenir impérial. En effet, si le 9 mars 1796, en épousant Napoléon Bonaparte, Joséphine connu le destin qu’on lui sait, pour Aimée, les choses furent un peu plus compliquées. Le 8 août 1788, voguant vers la Martinique, de retour de la métropole où elle suivait ses études, la jeune Aimée vit son bateau faire naufrage entre Gibraltar et les iles Baléares. Attaqués par les pirates barbaresques, l’équipage et les passagers échappèrent à la noyade mais se retrouvèrent prisonniers à Alger où ils furent vendus au marché aux esclaves.
Bien que très jeune, Aimée fut remarquée et offerte par le Bey d'Alger Baba Mohamed Ben Oman au Sultan Abdülhamid Ier.
Fin août, l’équipage arriva à Constantinople et la jeune captive intégra immédiatement le Harem où elle se fit rapidement remarquer et apprécier sous le patronyme de Nakshidil. Docile, douce et aimable, elle se vit confier à 12 ans le petit Mahmoud II alors âgé de 4 ans qui venait de perdre sa mère, une kadine d’origine française. Dès lors, le destin d’Aimée fut lié à celui de cet enfant dont elle devint la mère adoptive confondue parfois avec sa mère biologique. C’est ainsi que cette position particulière l’amena à devenir Sultane Valide à 32 ans, lors de l’avènement de Mahmoud II au trône en 1808. Dès lors, pendant 10 ans, elle tint une place importante dans le fonctionnement du gouvernement en qualité de conseillère éclairée de son fils le Sultan. Ce dernier lui gardera une très profonde affection et lorsque la Sultane décèdera de la tuberculose le 22 août 1817, il fera graver sur son türbe édifié dans les jardins de la mosquée de Mehmed Fatih, une épitaphe qu’il aura lui-même composée.
Caractère du soleil, pur et noble
A conquis l'Orient par sa Majesté simple,
Grâce à elle, la nature s'est vivifiée encore,
Sa grandeur et sa renommée retentissantes,
Ont fait du pays un jardin de roses,
Les fleurs sont heureuses par elle,
Elles conserveront à jamais sa mémoire
Le Sultan du Monde, Mahmoud II
Est imprégné par elle
Sur cette tête auguste de sa mère Nakshidil,
On a mis des prières et de la terre,
C'est avec des larmes de sang
Que j'écris ici pour mémoire
Moi, Sadik, la date de sa mort douloureuse
1817 ou 1233 de l'Egire
Venons-en maintenant à notre sujet initial, le portrait de Mahmoud II, Sultan réformateur.
Durant un règne de 30 ans 11 mois et 3 jours, confronté à de nombreuses insurrections indépendantistes entrainant la perte de la Grèce et de l’Algérie, il tente de maintenir un semblant d’unité de l’Empire et laissera à son fils le soin de poursuivre ses réformes et de réprimer des rébellions de plus en plus nombreuses.
L’accession de Mahmoud II au trône de l’Empire ottoman commence par un imbroglio politico-familial. Bref résumé : Selim III, Sultan en place depuis plus de 18 ans, se trouve confronté à une rébellion des Janissaires opposés aux nouvelles réformes mises en place. Il est renversé et remplacé par son cousin Mustafa IV qui se trouve très rapidement face à de nouveaux complots souhaitant le rétablissement de Selim III sur le trône. Afin de solutionner le problème de succession, Mustafa IV décide de faire assassiner les mâles susceptibles de le remplacer ; son demi-frère Mahmoud II et Selim III alors en disgrâce. Si le 28 juillet 1808, Selim III est exécuté, Mahmoud II, protégé par les Janissaires, échappe à la mort en fuyant, et est intronisé immédiatement 30ème Sultan de l’Empire. Quatre mois plus tard, Mustafa IV est assassiné.
Ainsi commencent trois décennies tristement initiées et marquées par la violence, qu’on retrouvera dans les événements de 1826.
Dès le début de son règne, Mahmoud II, conscient du pouvoir d’opposition qu’ils représentent, s’intéresse particulièrement aux Janissaires. Informés des intentions du Sultan, ces derniers se révoltent immédiatement et manifestent leur mécontentement par la funeste habitude de renverser leur marmite et de mettre le feu à la ville, d’empêcher les pompiers de faire leur travail jusqu’à ce qu’ils obtiennent satisfaction.
C’est ainsi qu’à plusieurs reprises la ville se trouve ravagée, otage des exigences excessives des Janissaires.
S’il est inutile de revenir sur la conclusion de ce différend, il est intéressant de s’arrêter sur les autres réformes initiées par Mahmoud II.
Les nombreuses réformes initiées par Mahmoud II
Ce réformes furent d'abord militaires : service militaire et recrutement obligatoires, recrutement d’officiers prussiens destinés à former les troupes, restauration et réouverture de l’école navale, construction de casernes, création de l’école navale pour les étudiants les plus doués, introduction de navires à vapeur dans la marine ottomane, envoi d’agents en mission à l’étranger, réarmement du navire Mahmudiye, comprenant 1280 membres d’équipage et 128 canons.
Ces réformes furent aussi éducatives : création d’écoles secondaires spécialisées dans l’histoire, la géographie et les mathématiques, d’écoles de langues avec obtention de diplôme de traducteur, d’écoles élémentaires spécialisées dans l’enseignement du Coran, de missions éducatives à Paris et à Londres pour les étudiants les plus prometteurs afin de leur enseigner les arts et les sciences modernes. Ces étudiants étaient accompagnés par l’Ambassadeur du Sultan dont la mission était de rédiger des rapports sur le niveau académique des élèves, de réformes éducatives suivies de la rénovation de la bibliothèque Mahmudiyah à Médine.
Enfin, ces réformes furent sociétales. Très sensible aux réformes, lois et nouveautés venant de l’Occident, Mahmud II s’intéresse également à l’habillement de ses sujets qui n’a pas changé depuis le Moyen-Âge. L’empire ottoman étant composé d’ethnies aux multiples caractéristiques et coutumes vestimentaires, le Sultan impose le port de vêtements à la "Franga". Les pantalons bouffants (şalvar) sont remplacés par les pantalons droits, la tunique perd sa place au profit de la redingote (stambouline) et le fez détrône le turban.
Afin de donner l’exemple, Mahmoud II porte lui-même cette tenue, abandonnant le costume traditionnel.
De plus, il impose aux employés civils et militaires de l’État de porter sur leur lieu de travail cette nouvelle tenue vestimentaire.
Une multiplicité de conflits dans l'Empire
Indépendamment de la multiplicité des réformes, Mahmoud II doit faire face à de nombreux conflits au sein de son Empire, à commencer par la guerre contre le jeune état saoudien fondé par Abdullah bin Saud. Pour résoudre ce problème, il ordonne au gouverneur de l’Égypte, Muhammad Ali Pacha, d’éradiquer le premier État saoudien. À l’issue de ce conflit, Abdullah bin Saud al-Kabir se rend et est envoyé à Constantinople où il est exécuté.
Concomitamment la Grèce, qui bénéficie du soutien des pays européens, se soulève à nouveau afin d’obtenir son indépendance. Une fois encore, appel est fait à Muhammad Ali Pacha qui envoie 17 000 hommes joindre leurs forces à la marine égypto-ottomane. Malgré l’importance de l’armée déployée pour faire cesser la rébellion, la Grèce, aidée par l’Europe, remporte la victoire et obtient son indépendance en 1830.
S’en suit, la même année, annus horribilis s’il en est, l’occupation de l’Algérie par la France qui profite de la faiblesse de la flotte de l’Empire ottoman défaite à Navarin (ouest du Péloponnèse) pour débarquer à Sidi-Ferruch le 14 juin 1830, prendre Alger un mois plus tard puis l’ensemble du pays qui restera sous domination française jusqu’au 5 juillet 1962, date de la proclamation de son indépendance.
Hélas, il advint que lassé d’être contraint de secourir militairement l’Empire ottoman dans ses luttes contre ses ennemis, Muhammad Ali Pacha, gouverneur d’Égypte eut, lui aussi, des velléités d’indépendance. Profitant d’une armée plus importante que l’armée ottomane qui vient de subir les revers des conflits contre les Grecs et les Français, il avance dans les montagnes du Taurus et atteint la ville de Konya. L’avancée des troupes égyptiennes ne prend fin qu’après l’intervention des pays européens et de la Russie venant de conclure un traité de défense de l’Empire ottoman.
À la fin de son règne, Mahmoud II doit faire face à une nouvelle rébellion égyptienne qui se solde par la bataille de Nezib près de Gaziantep.
Cette fois encore, l’armée ottomane est défaite le 24 juin 1839 et devant l’ampleur de la situation, le 15 juillet 1840, la Grande Bretagne, la Prusse, la Russie et l’Autriche imposent aux belligérants la signature d’un traité de paix. Muhammad Ali Pacha obtient le titre héréditaire de Khédive d’Égypte en contrepartie de la restitution de la Syrie et de la Crête à l’Empire ottoman. En outre, il se voit dans l’obligation de rendre également la flotte ottomane d’Alexandrie.
Un an plus tard, la Convention de Londres complète le précédent traité en garantissant la neutralité des détroits en temps de paix et l’interdiction de navigation dans la mer de Marmara aux navires de guerre.
Lorsque Mahmoud II, atteint de la tuberculose, décède le 1er juillet 1839, il laisse à son fils Abdülmecid 1er, un Empire souffrant encore des plaies reçues précédemment. Néanmoins, le jeune Sultan, durant les 22 années de son règne, mit ses réelles capacités à diriger et à réformer afin de redonner vigueur et faste à son Empire.
Si toutes les décisions et options prises par Mahmoud II ne furent pas toujours couronnées du succès attendu, de nombreuses réformes permirent d’assainir la gestion de l’Empire. Il est certain que l’éradication spectaculaire du corps des Janissaires est un peu l’arbre qui cache la forêt. Prendre cette décision ne lui fut sans doute pas aisé mais il fallait le faire... et il le fit.