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G comme "Grecs" : les relations greco-turques entre Eros et Eris

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Mustafapasa (Sinasos), en Cappadoce
Écrit par Samim Akgönül
Publié le 18 octobre 2022, mis à jour le 18 octobre 2022

Toutes les deux semaines, le mardi, lepetitjournal.com Istanbul vous propose un rendez-vous "Parlons Turquie..." à travers des courts textes de Samim Akgönül, auteur du "Dictionnaire insolite de la Turquie". Vous y êtes invités à découvrir des concepts, mots et expressions ou des faits peu connus mais aussi des personnages insolites de l'espace turc, inspirés du dictionnaire en question. Aujourd'hui, la lettre "G"...

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En Turquie, il suffit d’évoquer la question des "Grecs" pour entendre des propos très contradictoires, de la bouche des mêmes personnes, qui vacillent entre amour et haine.

En effet, comment concevoir les perceptions entre deux nations qui ont érigé comme "autre" par excellence celle d’en face, surtout dans la durée. La durée des deux constructions nationales, donc une durée relativement courte ; mais une autre aussi, plus longue, partie intégrante de ce processus de construction, manipulée, réinterprétée, réécrite, réinventée, parfois inventée. La Turkokratia des Grecs est autant une construction présentiste que la Pax ottomana des Turcs. La Mikriasatiki Katastrophi est autant la pierre angulaire de la grécité que la Kurtuluş Savaşı celle de la turcité.

Les défenseurs de l’amitié gréco-turque s’appuient sur un espace partagé pendant des siècles, celui des rencontres, des échanges, des coexistences, des polyphonies harmonieuses, de la convivenza, que symbolisent des lieux, des personnages, des objets emblématiques… de la nourriture !

Mais ce convivenza est aussi le lieu de division religieuse et celui du processus d’altération lent, mais radical, entre les groupes religieux, qui deviennent des groupes ethno-religieux par la suite.

Ainsi, l’espace partagé entre les Grecs et les Turcs n’est pas uniquement celui d’Eros, il est aussi celui d’Eris*, la déesse de la discorde. Et dès que les constructions nationales commencent, Eris supplante Eros, sans le tuer cependant.

Et le point culminant de la fin quasi-définitive du vivre ensemble, à la fois sentimentale et physique, est celui de l’échange obligatoire.

Les échanges de populations, un traumatisme historique gréco-turc

A l’issue de la Première Guerre mondiale, l’armée grecque entra en Asie mineure, comptant sur le soutien des Britanniques mais surtout de la population grecque locale. Cette armée fut repoussée par le mouvement national turc de Mustafa Kemal. La paix s’est faite en janvier 1923, lors des négociations de Lausanne, au prix d’une purification ethno-religieuse érigée comme la condition sine qua non de la stabilité. Ainsi, en quelques mois, près de 1,5 million d’orthodoxes d’Asie mineure ont dû abandonner l’Anatolie occidentale, centrale et septentrionale (ou bien ont dû se résigner à ne pas revenir sur leurs terres après avoir pris la fuite en 1920) et près de 600 000 turco-musulmans ont dû faire de même en abandonnant leurs terres et maisons dans la Grèce continentale, dans les îles égéennes, y compris en Crète où les musulmans étaient grécophones ! Cet échange de population "obligatoire", appelé mübadele en turc et trampa en grec, constitue toujours un des traumatismes historiques des deux nations. Les descendants des échangés ont pu renouer des liens à partir des années 1990 et des visites réciproques sont organisées chaque année, indépendamment des tensions entre les deux États. Si vous voulez visiter un village grec abandonné après le mübadele, il vous suffit de vous rendre à Şirince près d’Ephèse, village entièrement restauré par le très controversé (et exilé) Sevan Nişanyan, ou bien aussi à Kayaköy, un village fantôme près de Fethiye.

Kayaköy Turquie
Le village fantôme de Kayaköy 

 

La Cappadoce abrite également d’anciens villages orthodoxes où vivaient avant 1923 des orthodoxes turcophones, les Karamanlides, exilés de force également, comme du village de Sinasos, l’actuel Mustafapaşa. 

De Rum à Yunanlar...

En réalité, encore aujourd’hui, un siècle après la fin d’une vie commune, il y a plusieurs sortes de Grecs pour les Turcs. Après tout, les Grecs forment une des altérités constitutives pour les Turcs et vice-versa. Mais aussi, il s’agit d’une altérité de proximité. Autrement dit, les Grecs et les Turcs qui se considèrent si éloignés voient en même temps combien ils sont proches et combien ils se ressemblent. Quoi de plus dérangeant de constater inconsciemment que l’ennemi est identique à soi. C’est justement pour ceci que les Turcs déconstruisent la grécité en plusieurs catégories.

Tout d’abord il y a des Rum : ce sont des Grecs de "chez nous". Lorsque les premiers Turcs sont arrivés en Anatolie, entre les 10e et 11e siècles, les habitants autochtones étaient des hellénophones, chrétiens orthodoxes, sujets de l’Empire romain d’Orient (ce que nous avons appelé au 19e siècle l’Empire byzantin) qui se disaient tout naturellement Romains donc Romios en grec (Romii au pluriel). Ainsi, les Turcs (mais aussi, les Arabes et les Persans) ont appelé les Grecs-orthodoxes, les Romains, "Rum" comme nom, "rumî" comme adjectif. Ce sont ces Grecs qui ont été exilés d’Anatolie durant l’échange obligatoire de populations en question. Par extension, tous les Grecs qui ne sont pas ressortissants de Grèce, sont, pour les Turcs, des Rums donc des Romains.

Ensuite il y a des appellations historiques, comme les Helenler (les Hellènes) ou les Bizanslılar (Byzantins). Ces termes sont soigneusement utilisés pour casser l’idée de continuité entre les Grecs antiques ou médiévaux et ceux d’aujourd’hui. 

Et enfin, il y a les Yunanlılar. Le terme désigne spécifiquement les Grecs de Grèce, pays appelé Yunanistan en turc. Il est dérivé de l’appellation géographique d’Ionie, qui, paradoxalement, se trouve en Asie mineure occidentale, autour d’Éphèse.

 

éphèse turquie cité grecque
Éphèse

 

Bon, récapitulons : pour les Turcs, les Grecs de Turquie sont des Romains, et les Grecs de Grèce sont des Ioniens dont l’antique capitale est Ephèse qui se trouve en Turquie. Ces derniers n’ont rien à voir ni avec Périclès ni avec Justinien !  

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Dernières publications de l'auteur :

> Akgönül Samim (dir.), La modernité turque : adaptations et constructions dans le processus de modernisation ottoman et turc, Istanbul, Éditions Isis, 2022 ;

> Akgönül Samim, Dictionnaire insolite de la Turquie, Paris, Cosmopole, 2021 ;

> Akgönül Samim, La Turquie nouvelle" et les Franco-Turcs": une interdépendance complexe, Paris, L'Harmattan 2020.

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(*) Dans la mythologie, les enfants d’Eris, la déesse de la Haine ou de la Discorde sont : Ponos (Peine), Limos (Faim), Léthé (Oubli), Algea (Douleurs), Hysminai (Mêlées), Makhai (Combats), Phonoi (Meurtres), Androktasiai (Tueries), Neikea (Querelles), Pseudis Logos (Mensonges), Amphilogiai (Disputes), Dysnmia (Anarchie), Até (Désastre), Horkos (Serments). Paradoxalement, on ne prête pas d’enfants à Eros !

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