On dit ne pas y croire, mais les gestes persistent. En Turquie, du pas de la porte à la table du café, certains héritages accompagnent encore les départs, les attentes et les moments d’incertitude.


Croire sans y croire : des gestes plus que des convictions
En Turquie, beaucoup affirment ne pas croire aux superstitions. Et pourtant, les gestes persistent. Ils ne tiennent pas d’une adhésion doctrinale, mais d’un réflexe social, transmis implicitement. On les reproduit parce qu’ils font partie du cadre, au même titre que certaines formules de politesse ou habitudes domestiques.
Ce rapport distancié est frappant : on sourit, on ironise parfois, mais on fait. Le geste prime sur la croyance déclarée. C’est là que se joue l’essentiel : non pas dans la foi, mais dans l’usage.
Protéger, prévenir, accompagner : la fonction sociale des croyances
D’autres gestes s’inscrivent dans une logique de prévention, sensible aux seuils et aux ruptures. La nuit, par exemple. Siffler après le coucher du soleil reste largement évité. La nuit appelle la retenue.
Le seuil, cet entre-deux très concret de la maison, joue lui aussi son rôle. On évite de s’y asseoir. L’espace entre dehors et dedans ne se prête pas à la pause. Dans plusieurs quartiers, ce refus d’occuper le seuil continue d’être souligné d’un geste ou d’une remarque.
Le départ constitue un autre moment sensible. Verser un peu d’eau derrière quelqu’un qui quitte la maison demeure un geste courant. L’eau doit couler, le trajet se dérouler sans accroc, le retour rester possible. Parfois entendu sur le pas de la porte, « su gibi git, su gibi gel » rythme l’au revoir autant qu’il l’accompagne.
En Turquie, la tradition du seau d’eau et autres gestes bénéfiques (voire maléfiques)
Certains objets appellent eux aussi une précaution. Couteaux ou ciseaux ne se passent pas de main à main, mais se posent sur une surface. Le geste évite la transmission directe, et avec elle l’idée d’une coupure.
Le pain, enfin, n’est pas traité comme un aliment ordinaire. On évite de le laisser à l’envers ou à même le sol. S’il tombe, on le ramasse. Là encore, il s’agit de maintenir une forme d’attention à ce qui permet de tenir, matériellement et symboliquement.
Lire les signes : donner forme à l’attente
La lecture du marc de café occupe une place à part. Elle intervient après le café, souvent entre proches. On retourne la tasse, on observe, on commente. Le geste ouvre un temps à part.
Ce qui se lit dans le marc importe parfois moins que ce qui se dit autour. On évoque un déplacement, une rencontre, un obstacle. Les formes suggèrent, la conversation se déploie. Le rituel sert de support : il autorise à formuler des attentes, à nommer des doutes, sans les affronter frontalement.
Savez-vous lire dans le marc de café ? Tradition et art divinatoire en Turquie
L’interprétation des rêves (rüya tabiri) relève d’une logique proche. Elle circule encore largement dans les familles. Un rêve troublant se raconte, se discute, se relativise. Là encore, il ne s’agit pas d’y croire au pied de la lettre, mais de partager une forme d’inquiétude ou d’espoir. Le sens se construit à plusieurs, dans l’échange.
Dans ces pratiques, l’avenir n’est jamais figé. Il reste ouvert, négociable. Lire les signes ne ferme rien. Cela permet, au contraire, de tenir l’incertitude, en la rendant dicible.
Croyances et modernité : des formes qui se déplacent
Ces croyances n’ont pas disparu avec l’urbanisation ni avec le numérique. Elles se sont déplacées. Le nazar, par exemple, quitte parfois la porte d’entrée pour devenir bijou, motif graphique, emoji. Le geste se maintient, sous d’autres supports. On ne parle plus nécessairement de protection. Le signe demeure.
Superstition turque : le "nazar", c'est quoi au juste?
Les réseaux sociaux ont amplifié ce déplacement. Sur Instagram ou TikTok, la lecture du marc de café se montre, se commente, se met à distance aussi. Le ton est souvent léger, parfois ironique. Le geste circule autrement, entre images et récits courts, sans perdre entièrement sa fonction initiale.
Chez les plus jeunes, le rapport est souvent ambivalent. On se dit rationnel, on sourit de ces pratiques, mais on évite de les transgresser frontalement. Non par conviction, mais par respect du cadre. La modernité n’efface pas les croyances : elle les rend plus diffuses, plus mobiles, parfois plus esthétiques.
Ce glissement dit quelque chose du présent. Les croyances ne s’imposent plus comme des évidences. Elles s’inscrivent dans des usages souples, adaptables, compatibles avec d’autres registres de pensée. Elles n’expliquent pas le monde. Elles servent de repères.
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