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YAŞAR KEMAL - Un journaliste, un écrivain, un citoyen, mais surtout un optimiste est mort ce 28 février

Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 8 février 2018

Yaşar Kemal, journaliste et romancier turc, est mort à Istanbul samedi 28 février, à l'âge de 92 ans, des suites d'une pneumonie. Il avait été  hospitalisé le 14 janvier à l'hôpital de Şişli, où il était depuis dans un état critique. L'enterrement aura lieu ce lundi au cimetière de Zincirlikuyu, dans le quartier de Şişli. L'écrivain à succès laisse derrière lui plus de 20 romans, des nouvelles, des reportages... Portrait d'un homme qui aura marqué son temps.

L'histoire de Yaşar Kemal, c'est d'abord celle d'un homme que rien ne destinait à devenir cet écrivain traduit dans 40 langues. Enfant d'un petit village, traumatisé dans ses jeunes années, il sublimera les difficultés dans sa passion pour la lecture, l'écriture, les chants et poèmes folkloriques, l'humain et l'humanisme, sans jamais que les pressions politiques ou les difficultés de la vie n'entament son engagement et sa détermination à écrire.  

Une enfance sauvée par les chants et les poèmes 

Yaşar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en 1923 dans le petit village de Gökçeadan, dans la région de Çukurova, au sud-est de la Turquie. A la maison, on parlait kurde : ses parents avaient émigré pendant la Première Guerre mondiale des abords du Lac de Van vers le petit village de Hemite, aujourd'hui appelé Gökçeadan. Petit, il perd l'usage d'un œil dans un accident. A cinq ans, il est témoin du meurtre de son père par son frère adopté Yusuf : à la suite de cet événement, il se met à bégayer, bégaiement qu'il gardera jusqu'à ses douze ans, et dont il arrivera à se guérir en chantant et en écrivant des poèmes folkloriques. 

Dès cette époque, le petit Kemal développe une passion pour le folklore local : il chante des chansons folkloriques, raconte des légendes anatoliennes, et s'essaye même à jouer d'un instrument local, le saz - bien qu’il ne fut apparemment jamais très doué en la matière. Cette fascination enfantine ne le quittera jamais. Elle nourrira son écriture et son univers tout au long de sa vie.  

Un écrivain qui se forge entre l'école et les champs de coton

Le jeune Kemal commence l'école à neuf ans, d'abord dans son village, puis à Kadirli, où il est hébergé chez des proches. Il abandonne son cycle secondaire (équivalent du lycée) au milieu de la troisième année. Parallèlement à ses études, il multiplie les emplois temporaires : ramasseur de coton, conducteur de tracteur, chef d'atelier dans la construction, professeur remplaçant, employé de bureau... En 1940, il connaît ses premiers ennuis avec la justice à cause de ses idées politiques. 

C'est à l'école de Kadirli qu’il attrape la passion de la littérature : il y découvre Cervantes, Chekhov, et celui qu'il appellera toute sa vie "son maître", Stendhal. “Je venais d'un petit village. Je savais tout. Et puis j'ai découvert un nouveau monde"déclara-t-il en 2008 à Nicholas Birch, journaliste au Guardian 

Aux environs de 1948, Kemal achète une machine à écrire et devient écrivain public. En 1950, alors qu'il a 27 ans, ses premières histoires sont publiées : Bebek, Dükkancı, et Memet ile Memet. Basées sur son observation des travailleurs des champs de la région de Çukurova et de la manière dont ils font face aux difficultés de leur condition, ces trois premières histoires sont annonciatrices des thèmes qui parcourront tout l'œuvre de Yaşar Kemal : son attachement à la région de Çukurova, l'importance de l'identité locale, l'humanité, le social, la nature. 

A la même période, il est arrêté pour propagation d'idées communistes et séjourne quelques semaines à la prison de Kozan. Cet épisode passé, il s'installe à Istanbul. Après quelques mois de chômage, il finit par rejoindre le quotidien Cumhuriyet, où il prend son nom de plume "Yaşar Kemal". Il y publie ses premiers reportages et se fait remarquer pour son style très particulier. Il parle beaucoup, à cette époque, des problèmes économiques en Anatolie, notamment de ceux liés à l'industrialisation. En 1955, sa série de reportages "Seven Days in the World's Largest Farm" ("Sept jours dans la plus grande ferme du monde") est consacrée par le Prix de l'Association des Journalistes. Il a alors 32 ans.  

Entre temps, Yaşar Kemal a rencontré Thilda Serrero, avec qui il se marie en 1952, et de qui il a un fils, Raşit. Sa femme sera aussi partie prenante de son travail : elle traduira 17 de ses ouvrages en anglais. D'après Hürriyet Daily News, certains disent même que Thilda Kemal a largement contribué au rayonnement de Yaşar Kemal à l'international... Comme son mari, Thilda est fermement engagée à gauche: elle passera même quelque temps en prison après le coup d'état de 1971. 

Thilda Kemal meurt en 2001, des suites de complications pulmonaires. Yaşar Kemal se remarie en août 2002 avec Ayşe Semiha Baban, conférencière à l'université de Bilgi, à Istanbul.  

Du journaliste à l'écrivain qui parle fort 

Retour dans les années 60. Petit à petit, l'engagement politique de Yaşar Kemal s'affirme. En 1962, il rejoint le Parti des travailleurs turcs, dont il devient le directeur de la communication, et membre du comité de décision. En 1963, il quitte Cumhuriyet pour se consacrer à ses travaux d'écriture. En 1967, il fonde le magazine marxiste Ant. 

A cette époque, la publication de l'article "Le Guide du Marxisme" dans Ant lui vaut une sentence de 18 mois de prison, suspendue suite à un appel. Il reste néanmoins sous surveillance à cette époque : régulièrement, il est visé par des enquêtes. En 1995, le magazine allemand Der Spiegel publie l'un de ses articles, dans lequel il condamne l'oppression du gouvernement envers les Kurdes. Il écope d’une condamnation à 20 mois de prison pour "incitation à la haine raciale", sentence qui sera levée par la suite.

Yaşar Kemal parlait fort et disait ce qu'il pensait. En 2008, il avait provoqué un séisme dans le monde turc en déclarant au quotidien allemand Neue Osnabrucker qu'il ne souhaitait plus que la Turquie entre dans l'Union européenne. "Je ne crois pas que l'Union européenne contribuera à la paix dans le monde. Je suis déçu", avait-il expliqué. 

Mais les pressions politiques plus ou moins fortes qu'il subira toute sa vie ne l’auront pas fait taire, loin de là. "Pour un écrivain, regarder derrière son épaule est pire que le suicide", avait-il dit à Nicholas Birch en 2008. Toujours engagé, il refuse cependant les étiquettes politiques : "La politique menace l'art", disait-il, avant d'ajouter : "Je n'écris pas pour un but, je n'écris pas pour une audience, je n'écris même pas pour moi, j'écris juste." 

Un écrivain et un humaniste reconnu 

Aujourd'hui considéré comme le deuxième écrivain le plus connu de Turquie après Orhan Pamuk, Yaşar Kemal a presque inventé un style littéraire mêlant légendes anatoliennes orales, ballades, histoires du folklore local, contes, chansons, poèmes... Ses récits truffés de symboles, son écriture lyrique et ses héros légendaires forment un univers qui lui est bien particulier. 

Parmi ses héros, le plus connu est probablement Memed du roman İnce Memed ("Mèmed le Mince"). Dans ce roman, Yaşar Kemal raconte l'histoire d'un héros légendaire, Memed, qui déclara la guerre aux Aghas (propriétaires et exploitants des terres agricoles) avant de redistribuer les terres aux villageois et de disparaître dans les montagnes. L'occasion pour l'écrivain de dépeindre la difficulté de la vie des travailleurs de la région de Çukurova. İnce Memed est son premier roman et sans doute le plus connu de tous. Publié pour la première fois entre 1953 et 1954 sous forme d'une série dans Cumhuriyet, il rencontra un très grand succès, et a depuis été traduit en 40 langues. 

Ecrivain à succès, Yaşar Kemal laisse derrière lui 24 romans, cinq livres de reportages, un livre pour enfants... Il a reçu au cours de sa vie de nombreuses récompenses, qui gratifient aussi bien son travail d'écrivain que de contributeur aux droits humains. Il a souvent été considéré comme le meilleur candidat turc à l'obtention du Prix Nobel de Littérature... avant qu'Orhan Pamuk ne le gagne en 2006. 

La patte de Yaşar Kemal : la révolte optimiste 

Derrière l'enfant meurtri et l'adulte engagé se cachait un grand optimiste, qui croyait aux belles choses et à la possibilité qu'une plume puisse changer le monde. Lorsqu'il a été sacré Grand Officier de la Légion d'Honneur à Paris en 2011, il avait ainsi déclaré: " Le roman (...) est le plus grand art qui puisse toucher les gens. (...) Comme beaucoup d’artistes, je crois aussi que c’est la beauté qui sauvera le monde. Mais quand je regarde autour de moi, je ne vois que l’enfer. Le monde, de nos jours, est un capharnaüm sans précédent avec tant de nouvelles possibilités inédites, mais il est en même temps plein d’impossibilités. Dans certains pays, le sang coule à flot et les guerres, la plus grande honte de l’humanité, continuent. La famine, une honte plus grande encore, perdure. L’avilissement et l’exploitation de l’homme par l’homme continuent (...) L’art, l’art véritable se dresse contre l’oppression, contre la violence, contre la voracité de la consommation, contre tout comportement inhumain. Parce que pour moi, quelle qu’en soit la forme, la mission première de l’art, c’est la révolte. L’art met l’humanité en garde contre le mensonge, l’oppression, les guerres absurdes sans fin et contre tous les maux. L’espoir, cependant, est une des plus grandes valeurs que possède l’être humain. Moi, j’ai toujours essayé de chanter les refrains de l’espoir.

Et pour le prouver, il concluait son discours par ces mots : "Le vingt-et-unième siècle sera le siècle de la recréation de la nature, le siècle du perfectionnement des valeurs humaines et celui de l’établissement complet des droits de l’homme."

Julie Desbiolles (www.lepetitjournal.com/istanbul) samedi 28 février 2015

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Publié le 1 mars 2014, mis à jour le 8 février 2018
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