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THEÂTRE – “La vie consignée” à la prison T Tipi d'Ümraniye à Istanbul

La vie consignée T Tipi d'ÜmraniyeLa vie consignée T Tipi d'Ümraniye
Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 22 mai 2016, mis à jour le 5 mars 2018

28 détenus de la prison T Tipi d'Ümraniye à Istanbul, acteurs, régisseurs, aides, ont vécu depuis le début de l'automne 2015 une belle aventure à travers “La vie consignée” (Emayet Hayat), la nouvelle pièce de théâtre montée et interprétée sur place.

La première représentation officielle a eu lieu récemment devant un parterre composé, entre autres, de Henri Vantieghem, Consul Général de Belgique à Istanbul, Uğur Seçgin, Substitut du procureur général d'Istanbul (rive anatolienne) et de son épouse, de Zekeriya Şen, procureur d'Istanbul rive anatolienne, des directeurs des prisons de Maltepe, etc.

Début août 2015, l'actrice et réalisatrice Pınar Gordie reçoit un appel de la prison par lequel on lui fait savoir que l'établissement lui demande si elle veut bien enseigner le théâtre et réaliser la 4ème pièce à monter à Ümraniye. Sans hésiter, elle accepte de relever ce défi et de se lancer dans ce pari auquel elle n'était pas préparée un seul instant, n'ayant jamais travaillé auparavant dans un tel environnement.

Une fois toutes les formalités administratives accomplies, la première rencontre avec le groupe de détenus se fait de façon très dynamique. Immédiatement, Pınar Gordie les fait monter sur scène et c'est parti pour une séance de travail active. Seuls quatre détenus avaient déjà goûté aux planches lors de la réalisation de Definename un an plus tôt et avaient donc de l'expérience en la matière. Pour les autres, le travail des deux premiers mois à raison de trois jours par semaine consiste à apprendre à s'exprimer correctement, à bouger et à entrer dans la peau de différents personnages avec qui il va falloir faire bon ménage.

L’histoire de chacun d’entre nous

Après cette période indispensable pour tout débutant et néanmoins importante pour les autres aussi, Pınar Gordie cherche une pièce qui évoque la prison et permette aussi de se divertir. “Kent Hikayeleri”, autrement dit “Histoires citadines” écrite par le scénariste Ömer Pınar en 2004 sera la pièce retenue. L'auteur explique : “Les vies des personnes peuvent changer très vite. Vous pouvez peut-être faire des plans par rapport à votre avenir mais le destin va trancher et rien ne se passera comme vous l’avez programmé. Je voulais expliquer de façon humoristique qu’il n'est pas facile de connaître l’humain.”

Pınar Gordie, en tant que régisseur, va en changer le nom, enlever des passages et en ajouter d'autres. L'histoire : Şener travaille pour le chef de clan Zalim surnommé “le cruel”. Un jour, ce dernier se dispute avec Şehsuvar, un autre chef, au sujet d'un bœuf et le tue avec un revolver. Pour ce délit, le jeune Şener, âgé de 15 ans, va endosser le rôle du criminel et être condamné à 15 ans d'emprisonnement.

Les années passent et il sort de prison. On lui avait dit qu'un certain Mahmut Şevket Stendhal lui donnerait un magot à la sortie pour l'indemniser de cette période passée derrière les barreaux. Il rencontre dans un café Mustafa, qui va l'aider dans ses recherches mais ce dernier a une dette envers la Mafia. A la recherche de cet homme, Şener et Mustafa vivent plusieurs aventures. A chaque fois, Şener se dit : "Pourquoi suis-je sorti ? J'étais plus en sécurité à l'intérieur" et explique la difficulté et la noirceur de la vie à l'extérieur. Il est sorti de la prison avec une petite valise remplie de ses espoirs et de ses rêves mais la malchance ne le quittera pas. Vie consignée... Şener est une jeune homme comme les autres ; quant à Mustafa, on va lui donner raison tout en connaissant ses erreurs. En réalité, la vie consignée, c'est l'histoire de chacun d'entre nous. Une tragédie qui fait beaucoup rire mais aussi réfléchir, voire pleurer.

“L'art est le médicament de l'âme humaine”

Cette expérience unique en milieu carcéral a permis d'apprendre à Pınar Gordie qu'il faut toujours croire et ne jamais flancher. Seul établissement pénitentiaire en Turquie à monter des pièces de théâtre interprétées par des prisonniers, la prison T Tipi d'Ümraniye a souhaité, une fois de plus, faire appel à une femme, les expériences passées ayant montré que celles-ci étaient bien plus productives.

Henri Vantieghem, Consul général de Belgique à Istanbul, a livré ses impressions : “Une visite des plus instructives qui a permis de constater le bon niveau de traitement humain des détenus dans la prison Type T d’Ümraniye. L’activité théâtrale dont nous avons été les témoins, comme d’autres activités auparavant montrées dans le petit film de présentation de l'établissement, est une fenêtre ouverte depuis la prison de l’esprit sur le monde et permet une réflexion sur le sens des actes, même criminels, et sur le sens de la vie en général. Le détenu, bien qu’il ait été reconnu coupable d’un crime, reste un homme qui durant sa punition doit avoir la chance de s’améliorer. Le théâtre offre cette possibilité. Nous avons fait pendant les quelques heures de la visite l’expérience de ce que raconte la vie en prison. Par le théâtre, on nous a parlé des sentiments des détenus et anciens détenus ; de leurs peurs et espoirs, de la privation de la liberté et de la chaleur de leur famille. Cette activité évoque aussi quelques bribes de leur passé et leur permet de le revivre ou de le rejouer, pour envisager un futur plus serein et en dehors de la criminalité.”

Pour Fehmi Tosun, procureur général d'Istanbul sur la rive anatolienne : “L'art est le médicament de l'âme humaine. Parmi les ramures de l'art, le plus important et le plus efficace est le théâtre...miroir de l'être humain. En plus de se découvrir soi-même et en faisant vivre d'autres pensées, cela empêche de rester enfermé sur soi et lui permette d’aller plus loin, car le théâtre est l'art de mettre en scène nos songes, nos rêves, nos pensées.

Uğur Seçgin, substitut du procureur général d'Istanbul pour la rive anatolienne, explique : “Une société où il n y a pas de solidarité, où les individus ne sont pas responsables les uns des autres, est un chaos. Le développement culturel, dont le théâtre est l’un des facteurs essentiels, est important pour les individus et la société. Le théâtre transmet l’art aux individus et le fait vivre. Il éveille les gens sur les problèmes individuels ou de société et transmet des messages.  Le développement de l'esprit doit se nourrir avec le théâtre. En tant que détenus, personnes isolées de la société, aux libertés limitées, aux espoirs affaiblis tant qu’ils sont à l'intérieur de nos établissements, ils seront tournés vers l’avenir avec de nouveaux espoirs  grâce aux activités sociales et culturelles. Ceux qui font du théâtre et les spectateurs y gagnent.”

Pour Zekeriya Şen, procureur de la République d'Istanbul rive anatolienne : “Ce genre d’activités artistiques permet sans doute aux détenus de faire preuve de bienveillance, de changer leur comportement et leur redonne confiance en soi.” Quant à Mehmet Çitak, directeur de la prison T Tipi d'Ümraniye, voici son avis : “A la lumière de tout cela, même si la société reste assez muette et indifférente au sujet des prisons, il faut admettre le délit mais sa prévention existe ; nous travaillons assidûment pour inciter les coupables à suivre des activités sociales et culturelles pour qu’ils se réintègrent dans la société.”

Qu’en disent les acteurs…

Devrim, un des acteurs, livre ses sentiments : “Dehors, je n'ai jamais été au théâtre, je trouvais ça absurde mais pour que le temps passe, j'ai commencé à faire du théâtre et chaque jour qui passe est un divertissement plus important… Si dehors on m'avait dit “tu porteras des vêtements de femme, une perruque, tu te maquilleras”, jamais je n'aurais accepté de le faire. Je pense qu'avec l'art, la vision du monde d'une personne change. İci je ressens de la joie et du bien-être et j'attends avec impatience que mes enfants me voient jouer. Heureusement que j'ai commencé à faire du théâtre.”

Pour Ferhat, jouant un rôle de policier dans la pièce : “J'ai retrouvé avec le théâtre les espoirs que j'avais perdus. Je me suis redécouvert, j’ai changé  ma façon de voir la vie. Le théâtre représente les pas qui me préparent pour l’avenir, comme la joie d’un enfant qui apprend à peine à  marcher et qui désire découvrir le monde.”

Et comme dit Ayhan, autre acteur : “La vie est d'ailleurs une pièce de théâtre, l'existence une scène. En fait, sans nous en rendre compte, nous aussi nous sommes des figurants sur cette scène.”

Trois autres représentations publiques ont été organisées afin qu'un maximum de personnes intéressées, tant par le théâtre que par les efforts de réinsertion culturelle et sociale en faveur des détenus, ainsi que les familles de ceux-ci, puissent passer un moment à la fois agréable et inoubliable dans un univers mal connu. De fait, ce dernier est malheureusement trop souvent dépeint de façon bien plus noire qu'il ne l'est toujours. Des actions positives et bénéfiques y sont créées pour des personnes qui, bien qu'ayant commis des actes plus ou moins graves, sont avant tout des êtres humains dotés d'une sensibilité que parfois leur vie a réduite ou modifiée.

Nathalie Ritzmann (www.lepetitjournal.com/istanbul) lundi 23 mai 2015

 

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Publié le 22 mai 2016, mis à jour le 5 mars 2018

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