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Jana Jabbour : « La démocratie est résiliente en Turquie  »

Jana Jabbour turquieJana Jabbour turquie
Écrit par Charlotte Meyer
Publié le 28 juin 2019, mis à jour le 11 janvier 2021

Jana Jabbour est politologue, spécialiste de la Turquie et professeur à Sciences Po Paris. Il y a deux ans, elle a publié La Turquie, l’invention d’une diplomatie émergente aux éditions du CNRS. Interrogée par Lepetitjournal d'Istanbul, elle analyse le résultat des élections municipales à Istanbul et ses conséquences pour l'avenir de la Turquie.

 

Comment peut-on expliquer cette défaite historique de l’AKP ?

Pour comprendre cette défaite, il faut la replacer dans un contexte plus large. Au début des années 2000, l’AKP avait réussi à attirer à lui des électeurs venant d’horizons politiques et économiques très divers. Il y avait les musulmans conservateurs, des Kurdes, et même des électeurs libéraux, ce qui est assez fascinant. Or, quinze ans plus tard, l’AKP a détruit progressivement les différents cercles de fidèles qu’il avait réussis à construire. Le parti est allé trop loin dans sa politique sociale, ce qui lui a mis à dos les libéraux. Ce sont eux en premier qui souhaitent freiner sa montée en puissance. Les Kurdes, eux, ont pris leurs distances depuis la crise syrienne et la bataille de Kobané.  Les gens ont aussi été désillusionnés par ce qu’ils pensaient être un parti anticorruption. Le nom lui-même d’AKP renvoie à une idée de justice, or il est mêlé depuis plusieurs années à des affaires de corruption et de clientélisme. Enfin, la crise que connait l’économie turque actuellement a érodé le crédit dont jouissait l’AKP dans le domaine. Néanmoins cette défaite reste relative. Imamoğlu a certes gagné la grande municipalité d’Istanbul, mais les mairies d’arrondissements sont toujours dirigées par l’AKP.

 

A quel point le parti va-t-il être touché par ces élections ?

D’un point de vue financier, il faut se rappeler que les revenus de la mairie et les politiques d’imposition à Istanbul sont captés en partie par le gouvernement AKP. Si Imamoğlu réussit à capter les impôts et à les utiliser comme il le souhaite, cela pourrait constituer une grosse perte de revenus pour le parti au pouvoir.

Mais la principale conséquence de cette défaite concerne le parti lui-même. Depuis un moment, celui-ci subit de graves dissensions internes et beaucoup de membres sont de plus en plus mécontents. Des personnalités très influentes pourraient avoir l’intention de faire sécession avec l’AKP. Je pense notamment à Ahmet Davutoğlu, l’ancien Premier ministre et à  Abdullah Gül, l’ancien président de la République. Ces personnes ont une certaine popularité au sein de l’électorat de l’AKP. S’ils décidaient d’en sortir, ce serait une claque pour Erdoğan. 

 

La différence de voix entre le CHP et l’AKP s’est considérablement creusée depuis le 31 mars. Le vote en faveur du CHP est-il un vote d’adhésion ou un vote protestataire ?

Les 800 000 voix d’écart ne viennent pas que de supporters convaincus du CHP, mais aussi de sympathisants AKP qui ont décidé de voter pour l’opposition. Leur but était de donner une leçon à l’AKP qui se devait de respecter les résultats du 31 mars. Cet exemple montre que la démocratie est résiliente en Turquie et que les musulmans l’ont intégrée. Dans la même idée, le CHP avait défendu l’AKP lors de la tentative de coup d’état de 2016. Le message, c’est qu’on ne touche pas à la démocratie. Contrairement aux pays occidentaux qui désavouent de plus en plus les élections, les Turques ont montré qu’elles sont toujours importantes pour eux. Voter, c’est continuer à croire qu’ils peuvent changer le cours des choses.

 

Ce vote sanction contre le parti au pouvoir va-t-il impacter le discours d’Erdoğan, qui s’est fait de plus en plus clivant ces dernières années ?

Il est très difficile de faire des prédictions là-dessus. Aujourd’hui, deux voies s’ouvrent à Erdoğan. Dans un scénario optimiste, le Président turc comprend les leçons de cette défaite et s’engage dans une voie de réconciliation avec l’opposition et son parti. Il peut les attirer à nouveau dans son camp en faisant marche arrière sur des mesures qui ne plaisent pas à la population turque : les opérations militaires en Syrie, la politique économique du pays, ainsi que cette tendance à toujours vouloir construire trop grand. A Istanbul, dont il a voulu faire une vitrine de sa politique, on a construit la plus grande mosquée, le plus grand aéroport, le plus grand centre commercial... Ce n’est pas une politique qui plait vraiment aux habitants. Du point de vue de la politique étrangère, il faut qu’il réalise que sa politique de confrontation avec l’Union Européenne, les Etats-Unis et l’OTAN, tout comme son rapprochement avec la Russie et l’Iran, vont à l’encontre des aspirations de sa population, plus proche de l’Europe.

Dans un scénario plus pessimiste, Erdoğan peut au contraire se sentir menacé et mener une politique de polarisation pour s’affirmer. Or, sa rhétorique manichéenne opposant les forces du mal et du bien ne fonctionne plus.

Je pense pour ma part que le président de la République n’a pas encore de vision claire sur la manière dont il va rebondir. Il va agir, réagir et faire évoluer ses politiques au gré des circonstances. Erdoğan est un animal politique très intelligent : il pourra toujours évoluer. Il a d’ailleurs quatre ans devant lui pour opérer sa mue.

 

Le CHP constitue-t-il une réelle alternative au parti au pouvoir ?

Non absolument pas. Ce parti est assez ancien et ne parvient pas à se renouveler. Ses membres sont toujours les mêmes et leur discours n’attire pas assez la jeunesse. Or, il y a beaucoup de jeunes en Turquie, c’est un pilier important de l’électorat. Le CHP reste encore déconnecté de la réalité de la Turquie profonde. Il est incapable, par exemple, de prendre le pouls de l’Anatolie, qui est pourtant importante pour l’avenir de la Turquie. Le parti voit les Anatoliens comme les « Turcs noirs », il préfère les tenir éloignés. Tant que le CHP continuera sur cette lancée, il ne pourra pas constituer une véritable alternative. Si une alternative doit émerger, ce sera au sein même de l’AKP.

 

Quels vont-être les défis du CHP à Istanbul dans les années à venir ?

Son premier défi va être de réussir à faire passer ses politiques, de surmonter le blocage qui va sûrement être exercé par les maires AKP. Il va aussi devoir développer un discours inclusif afin se positionner comme parti attrape-tout, à l’instar de l’AKP quelques années plus tôt. IL devra trouver un équilibre entre kémalisme, laïcité, ancrage occidental du pays… tout en s’empêchant d’être trop anti religieux.

 

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