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INTERVIEW - Mettre la caméra là ou ça fait mal

J'ai vu tuer Ben Barka est sorti vendredi dernier dans les salles espagnoles. Le film retrace l'histoire de l'enlèvement du célèbre opposant marocain Mehdi Ben Barka àParis, dans les années 60. Entouréd'un parfum de scandale, l'affaire avait fait vaciller le gouvernement français de l'époque. Rencontre avec le réalisateur du film, Serge Le Péron

Serge Le Péron (Photo LPJ)
Lepetitjournal.com : J'ai vu tuer Ben Barka n'est pas qu'une narration. C'est aussi et surtout un documentaire sur l'un des plus gros scandales politiques des années 60. Ce film a-t-il étédifficile àtourner ?
Serge Le Péron
: En effet, la production s'est avérée compliquée àmonter. Un film comme celui-ci ne peut se tourner sans l'accord du Conseil National de la Cinématographie. Or il se trouve que celui-ci a d'emblée rejetéet même attaquéle projet. Il y avait beaucoup de craintes par rapport aux réactions du gouvernement marocain et des conflits qu'il pouvait engendrer. Beaucoup d'hypocrisie aussi, car d'un côté, les gens voulaient que l'affaire soit connue, de l'autre, ils exprimaient des réticences àla montrer au grand public. Nous avons senti l'atmosphère se détendre seulement lorsque le Maroc lui-même est entrédans la production. Le film a alors pu être tourné. Il est sorti le 29 octobre 2005, date du 40ème anniversaire de l'enlèvement de Mehdi Ben Barka.
LPJ : Quelle a étéla réaction du public français ?
SLP :
J'ai vu tuer Ben Barka est sorti en même temps en France et au Maroc. En France, le maire de Paris Bertrand Delanoë a inauguréune place Mehdi Ben Barka le jour anniversaire de son enlèvement en disant une chose très juste : àsavoir que Ben Barka était le premier àcomprendre ce qu'était la mondialisation, le dépassement des problèmes nationaux. Le public français a émis des réactions très positives. Au Maroc, le film n'est sorti que dans deux salles àRabat et àCasablanca, sans projection de presse. Il existait une espèce de contradiction car d'une part, on souhaitait montrer le film et de l'autre, on ne voulait pas trop ébruiter l'affaire. Seulement, s'il y a un pays oùle "téléphone arabe"fonctionne bien, c'est le Maroc. Des gens se sont alors déplacés de tout le pays pour venir voir le film. Et très vite, des salles ont commencéàle diffuser àTanger et àMarrakech.
LPJ : Comment vous êtes-vous documenté?
SLP :
Au départ, nous avons puisédans les aveux de Georges Figon (le voyou par qui le scandale est arrivé, ndlr), publiés dans un journal peu avant sa mort. Ensuite, nous avons lu tous les ouvrages et articles écrits sur Ben Barka durant les 40 ans qui ont suivi sa mort. Il sortait un livre tous les 6 mois environ, d'un espion américain, marocain ou d'un agent secret impliquédans l'affaire, qui disait des choses plus ou moins vraies. Nous avons ensuite recoupéles informations pour ne traiter que des éléments dont nous étions certains. Notre seconde source de documentation a étéle dossier du procès de Ben Barka, avec les interrogatoires et les témoins de l'époque. Ceci nous a notamment permis de nous rapprocher au maximum du langage de cette époque. Enfin, nous avons beaucoup parléavec la famille de Mehdi Ben Barka, notamment son fils Bachir. Ils nous ont beaucoup aidédans la reconstitution du personnage qu'était Ben Barka au quotidien.
LPJ : Vous paraissez fascinépar votre héros?
SLP
: C'est vrai, pour moi Mehdi Ben Barka est un personnage tragique et énigmatique. J'ai voulu lui donner une dimension très grande dans le film. C'est pourquoi j'ai choisi de faire endosser son rôle àSimon Abkarian, un peu éloignéil est vrai de ce que fut réellement Ben Barka, petit, vif et rapide. J'ai voulu donner au personnage une dimension plus mélancolique, plus solitaire, car au fond de lui-même, c'est ce qu'il devait être. Il a beaucoup manquédans l'histoire politique du monde. Des hommes comme lui, comme Allende, àla fois leaders du tiers-monde et hommes d'état, ça change de ceux qui se mettent en avant aujourd'hui.
LPJ : Y a-t-il un message véhiculépar ce film ?
SLP :
Disons juste qu'àpartir du moment oùj'ai réaliséque Ben Barka avait étééliminéàcause d'un film, en tant que réalisateur, je me devais de faire quelque chose. Il y a deux autres raisons pour lesquelles je pense que ce film a éténécessaire : l'une, antérieure au film, et l'autre postérieure. Premièrement, en ces temps oùle tiers-monde vit une époque compliquée et violente, quelquefois fondée sur le terrorisme, je voulais montrer qu'il avait aussi existédes hommes comme Mehdi Ben Barka qui avaient choisi de parler et de négocier pour arriver àleurs fins. Je pense aussi que les situations de terrorisme ont surtout étéengendrées par l'attitude des grandes puissances comme les Etats-Unis, qui ont refuséde négocier avec ces personnes-là. Voilàpourquoi je dis qu'en tuant Ben Barka, on a produit Ben Laden. Deuxièmement, le film est sorti, comme je l'ai dit, au moment même des émeutes dans les banlieues en France. J'ai vu qu'il était important pour des gamins d'origine arabe de savoir qu'il y avait eu une période oùil était positif de s'appeler Ben Barka, que des intellectuels en France et dans le monde pouvaient avoir de l'estime pour cette personne. Aujourd'hui, on se méfie des gens dont le nom commence par "Ben". A tel point que ceux-ci se mettent àpenser que ce sont eux qui sont mauvais. Voilàpourquoi il me paraissait intéressant de faire un film comme celui-ci.
Propos recueillis par Carine FEIX (lepetitjournal.com - Madrid) 19 juillet 2006

J'ai vu tuer Ben Barka
Sortie Espagne 14 juillet 2006
Un drame de Serge Le Péron, avec Charles Berling, Simon Abkarian, Josiane Balasko, 1h41, France, 2005 

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