Dans l’hindouisme, l'être suprême peut aussi avoir un aspect féminin. Cette forme féminine du dieu s’appelle la Devi. Elle-même recouvre plusieurs formes : soit la mère douce et aimante Parvati, soit la fidèle épouse Lakshmi, soit la puissante Durga, soit la féroce Kāli. Personne ne sait avec exactitude à quand remonte le culte de Kāli et il n’existe aucun texte qui puisse aider à la positionner dans l’histoire.
Il y a plusieurs raisons plausibles à cela :
- l’écriture n’existait pas encore ou était à un stade tellement élémentaire qu’il était difficile de traiter d’un sujet aussi complexe,
- à cause des conditions climatiques de l’Inde, les manuscrits se sont détruits car rédigés sur du parchemin ou des feuilles,
- les pratiques rituelles envers Kāli étaient gardées totalement secrètes.
Il y a donc beaucoup plus de questions que de réponses sur la naissance de ce culte. Cependant, on a retrouvé des statues de terre cuite dans d’anciennes sociétés agricoles évaluées à 2000 avant notre ère, évoquant le style de Kāli, avec la même chevelure, portant des colliers un peu similaires avec des visages ressemblant à des squelettes et le torse nu. Cela semble évoquer une déesse d’un monde souterrain qui serait la gardienne de la mort.
L’évolution d’un mythe
Le mythe a probablement été transmis oralement au début et donc remodelé jusqu’à affirmer l’absolue suprématie de cette déesse. Mais, le mythe ne doit pas être regardé comme une fiction simplement parce qu’il ne décrit pas un événement historique. Un mythe décrit une vérité insaisissable qu’il est difficile d’exprimer de façon conventionnelle, justement parce qu’il s’aventure au-delà de la sphère des faits pour entrer dans celui du symbolisme.
Ouvert à de multiples interprétations, le mythe de Kāli peut être compris et interprété de diverses manières : la déesse Kāli, toute puissante, peut représenter la lumière et la vérité et ses affrontements contre les démons symbolisent les luttes intérieures des humains face au quotidien.
Les séquences de batailles se concentrent sur le côté destructeur de Kāli, alors que de nombreux hymnes mettent nettement l’accent sur ses qualités auspicieuses et protectrices.
Kāli dans chaque femme
Il est bien établi dans les canons de la pensée indienne que chaque femme reflète en elle la forme féminine du divin. L’extrait de poésie ci-dessous va plus loin et nous apprend en particulier que chaque femme a en elle la déesse Kāli.
Dans chaque maison où il y a une femme qui fait son travail,
encadrant son sourire avec son voile
C’est Vous, Ma; C’est vous, Déesse noire.
Celle qui se lève soigneusement avec la lumière de l'aube
pour vaquer avec ses mains douces aux tâches ménagères,
C’est Vous, Ma; C’est vous, Déesse noire.
La femme qui fait l'aumône, qui fait des vœux, qui se recueille,
qui lit les Écritures correctement et avec le sourire,
qui drape son sari sur l'enfant sur ses genoux, apaisant sa faim avec une berceuse,
C’est Vous, Ma; C’est vous, Déesse noire.
Elle ne peut pas être quelqu'un d'autre;
Mère, soeur, femme au foyer, toutes sont Vous.
- Râmprasâd Sen (1718-1775) -
À première vue, cela fait plutôt un choc surprenant et ce n’est pas forcément à cause de ce que l’on sait des horribles comportements de Kāli. Lorsqu’on la voit totalement nue, lorsqu’on écoute tous les récits de ses batailles, que l’on voit sa forme terrible, la couleur noire de sa peau ou sa jupe faite de bras coupés, contrastant avec toutes les images classiques des déesses rassurantes, pouvons-nous imaginer que toutes les femmes ont Kāli en elles ? De plus le collier qui pend autour de son cou est effrayant. Il est composé des têtes d’hommes décapités !!!
Cette déesse-là est à l’intérieur de chaque femme ?
La vérité cachée derrière le mystère de Kāli ne peut pas s’envisager en s’arrêtant simplement à son apparence physique. Il est bien plus intéressant d’analyser le symbolisme profond qui se cache derrière cette puissante déesse. Cela est nécessaire pour pénétrer dans son essence la plus intime.
L’opinion traditionnelle est unanime pour reconnaître sous les traits de l’homme couché à ses pieds, le dieu Shiva. Voici ce que l’auteur du poème précédent écrit au sujet de cet aspect de l’iconographie :
Ce n’est pas Shiva aux pieds de la mère.
Seuls les menteurs disent cela.
Les anciens ont écrit clairement que tout en tuant les démons,
elle sauve les dieux de leur mauvaise condition.
Ma marche sur un démon tombé au sol.
Au contact de ses pieds le démon se change en homme;
soudain, il devient Shiva sur le champ de bataille.
En tant que bonne épouse, aurait-elle jamais osé mettre ses pieds sur la poitrine de son mari?
Non, elle ne l’aurait pas fait.
Mais en bonne servante, elle puise sa force
du cœur de lotus de Shiva.
Dans cet exemple frappant, Râmprasâd Sen qui est l’un des plus grands dévots de Kāli, se dresse contre les accusations qui pourraient l’écarter de la voie d'une véritable femme hindoue soumise à son conjoint.
Ici, l'imagerie poétique accorde à la déesse une puissance capable de transformer un démon crapuleux en Shiva, le plus pur de tous les dieux. Pourquoi transformer cet être diabolique en Shiva ? Elle aurait pu le changer en n’importe quelle autre âme "pure", pourquoi lui accorder le statut de Shiva – sa contre partie masculine ? Cela peut nous conduire à théoriser et à extrapoler, en pensant que juste en méditant sur la déesse bienveillante, nous, qui sommes des êtres impurs, pouvons réaliser cette transformation positive.
Mais, cette affirmation positive n’explique rien quant à la noirceur de Kāli, ni comment cela peut l’amener ou du moins l’associer à la maternité. Les choses se mettent en place quand on se rappelle comment, pour les hindous, la création se manifeste au début du monde, quand rien de matériel n’existait. Cet état primordial était sombre. Comme Kāli, tout comme l'utérus, sombre et mystérieux. Esotériquement, le noir n’est pas une couleur, mais l'absence de couleur. Il est ce qui reste quand toutes les couleurs se fondent l’un dans l'autre, ou en d'autres termes, c’est la source qui a la potentialité de donner naissance à toutes les couleurs de la vie. Un autre poète dit dans ce contexte:
Ma Kāli est-elle vraiment noire?
Tous les gens disent que Kāli est noire,
Mais mon cœur n’est pas d'accord.
Si elle est noire, comment peut-elle éclairer le monde ?
Elle est la matière, elle est l’esprit.
- Kamalakanta Bhattacharya (1769-1821) -
Dans de nombreuses civilisations, comme l’Egypte par exemple, le noir est associé à un symbolisme positif, notamment la maternité. Ainsi chaque femme en capacité d'être mère possède en elle le noir : son ventre caverneux. Nous comprenons donc en quoi cela peut symboliser Kāli.
Curieusement, à peine après avoir franchi un obstacle dans l'interprétation positive de l'icône Kāli en tant que matrice de création, nous sommes à nouveau confrontés à une autre caractéristique contradictoire, à savoir le collier de crânes qui ornent son cou. En effet, il est un symbole de mort.
Les croyants en la réincarnation soutiennent que, avant qu'elle entre dans un corps physique, l'âme d'un homme est libre et pleinement vivante, car elle existe dans le monde spirituel. Quand cet être humain est conçu à l'intérieur de la mère, sa mort commence (Benoît Bayle, psychiatre des hôpitaux et docteur en philosophie). L'utérus est donc le symbole de la tombe. Ou pour ceux d'entre nous, qui préfèrent être incinérés, il y a dans l’iconographie de Kāli, mère archétypique, les feux qui l’entourent. Ainsi, notre naissance physique est en quelque sorte notre mort spirituelle.
Tout aussi énigmatique est la jupe courte encerclant sa taille. Elle est faite de bras humains coupés reliés ensemble. Pour les disciples de Kāli, ce vêtement représente un ultime acte de dévotion. Cet acte consiste à couper de tout attachement en méditant sur Kāli comme sur un ultime refuge. Le chemin vers le salut dans cette croyance réside dans le détachement total.
Kāli contient en elle toutes nos actions et les résultats qui en découlent. Elle est la source de la vie et aussi sa fin. Tous les actes proviennent d’elle et c’est en elle qu’ils se dissolvent. Les dévots pensent que tous les actes de la vie quotidienne sont une offrande à la Déesse. Pour eux, Kāli représente la liberté : liberté d’accepter sa vie et d’accepter sa mort.
Kāli est la Mère de ses dévots, non pas uniquement parce qu’elle les protège, mais aussi parce qu’elle leur révèle leur mortalité et donc leur permet d'agir pleinement et librement. Elle leur donne les clés de la rationalité.