Ces derniers mois, plusieurs grands dirigeants ont exprimé le souhait que les jeunes en Inde consacrent 70, voire 90 heures par semaine à leurs emplois afin de propulser l’Inde vers le statut de très grande puissance économique.


l’Inde, un pays qui travaille déjà beaucoup
Dans le monde, le travail à temps plein varie entre 35 à 40 heures par semaine en moyenne, selon le pays et le secteur d'activité. L’Inde dépasse déjà cette moyenne : selon l’Organisation Internationale du Travail, le travailleur indien moyen travaille 46,7 heures par semaine. Cela classe l’Inde 13e au rang mondial des pays qui travaillent le plus longuement. À noter que ces horaires sont aussi liés à l'importance du secteur informel, où les travailleurs ont souvent une sécurité d'emploi précaire et doivent travailler de longues heures pour gagner leur vie.
Pensez aux watchmen et maids au sein de vos bâtiments. Beaucoup cumulent les emplois pour parvenir à vivre et beaucoup travaillent aussi jusqu'à un âge bien avancé car ils n’ont pas vraiment de retraite. Dans les emplois de service, il n’est pas rare que les employés n’aient le droit qu’à une journée de congé hebdomadaire.
Les Indiens devraient-ils travailler davantage ? La semaine de 70 heures en débat
De plus, 51 % de la main-d’œuvre indienne travaillent 49 heures ou plus par semaine, ce qui place l’Inde au deuxième rang des pays ayant les taux les plus élevés d’heures supplémentaires. Des heures supplémentaires qui ne sont pas toujours payées.
Camille travaille depuis 25 ans en Inde en contrat local, elle raconte ses horaires allongés souvent décidés unilatéralement :
“Aujourd’hui je bosse 5 jours par semaine. Mais j’ai aussi bossé dans une boîte où l’on devait travailler 1 samedi sur deux (que le matin). Après la pandémie, ils ont décidé que ce serait tous les samedis. Une décision unilatérale qui ne s’est pas accompagnée d’une augmentation de salaire : ici pas de “travailler plus pour gagner plus” mais une pression pour aider au développement et la survie de la compagnie”.
Pas de balance entre vie professionnelle et vie privée
En contrat local à Bangalore dans le textile, Mathilde a la même expérience : “ Ils attendent de nous de faire des heures supplémentaires si besoin. Ils nous demandent de badger le matin car on ne doit pas être en retard, mais ils ne regardent jamais l'heure à laquelle on badge le soir. Les heures supplémentaires ne sont donc jamais payées”.
Si l’expérience avec des MNC (des multinationales) semble assez différente en termes de taux horaire, il semble y exister la même attente : les employés se doivent de tout donner pour leur compagnie. Il existe de fortes attentes des hauts cadres et CEO, notamment le fait d’accepter tout avenant au contrat, changement dans les tâches demandées, et une disponibilité constante. Les Indiens surnomment cette culture “corporate hell” ou encore “corporate slavery”
Mathilde raconte : “Je pense qu'ici le pire, ce n'est pas tant le nombre d'heures que la culture des congés. J'ai 20 congés par an donc moins qu’en France. Et les congés appliquent la règle des congés sandwichs. Si je prends des congés du jeudi au mardi alors samedi et dimanche seront aussi décomptés de mes congés. De même, ils attendent de nous d'être disponibles les week-ends et aussi pendant les congés. On doit pouvoir répondre aux mails à tout moment. Quand j'ai commencé, le travail prenait quand même beaucoup de place dans ma vie”.
Un témoignage qui corrobore la remarque du président de L&T, Larsen et Toubro SN Subrahmanyan. Selon lui, les patrons devraient être en mesure de faire travailler leurs employés même le dimanche.
Il a ainsi déclaré lors d’une réunion : “Que faites-vous assis à la maison ? Combien de temps pouvez-vous regarder votre femme ? Combien de temps les femmes peuvent-elles regarder leur mari ? Allez au bureau et commencez à travailler”.
Narendra Modi lui-même mentionne souvent qu’il travaille H24 et 7 jours/7. Cette culture de glorification des longs horaires de travail n’est pourtant pas une bonne chose.
Un taux de surmenage très important
Selon une enquête de MediBuddy et CII, plus de 62 % des employés indiens souffrent d’épuisement professionnel, soit trois fois la moyenne mondiale de 20 % en raison du stress lié au travail et d’un mauvais équilibre entre vie professionnelle et vie privée.
Un autre rapport publié par la Fédération des chambres de commerce et d’industrie indiennes et le Boston Consulting Group intitulé « India’s HR Revolution : Building Workplaces for the Future » indique que 58 % des employés indiens ressentent un surmenage contre 48 % au niveau mondial.

Fin septembre, une employée de la banque HDFC à Lucknow est décédée de ce qui semble être une conséquence du surmenage. En juillet 2024, Anna Sebastian Perayil, comptable agréée de 26 ans chez Ernst & Young (EY) à Pune en Inde, est décédée 4 mois après avoir débutée un nouvel emploi. Ses parents ont allégué que son décès était attribuable à la culture de travail toxique et à une charge de travail excessive de l’entreprise. Le gouvernement central s’est même saisi de l’enquête sur le décès.
Une étude menée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et l'OIT conclut que "travailler 55 heures ou plus par semaine est associé à un risque estimé de 35 % plus élevé d'accident vasculaire cérébral (AVC) et à un risque 17 % plus élevé de mourir d'une maladie cardiaque ischémique, par rapport à un travail de 35 à 40 heures par semaine".
Selon les estimations du Bureau international du Travail (BIT), l'Inde enregistre officiellement 222 accidents mortels liés au travail par an. Cependant, ce chiffre est largement sous-estimé. Le BIT estime que le nombre réel d'accidents mortels en Inde s'élève à environ 40 000 par an ce qui en fait le pays avec le plus de décès sur le lieu de travail.
Dans plusieurs secteurs en Inde, les professionnels se surmènent jusqu'à mettre leur santé en danger. Les ingénieurs en informatique, les jeunes avocats et médecins, les journalistes, ainsi que les cadres en marketing et ventes, finance, banque et Big Pharma, sont particulièrement surmenés.
Dr Sneha Sharma, psychiatre basée à Delhi, a expliqué au journal India Today Digital comment le surmenage pouvait avoir des conséquences importantes sur la santé :
“Le corps peut s'adapter à de courtes périodes de surmenage, mais cela doit rester une exception. Sinon, cela peut entraîner un burn-out, un stress chronique, suivi de diabète, d'hypertension et même de maladies cardiaques. Cela peut vraiment être mortel".
Entre micromanagement et délégations des tâches
Selon le rapport de Fédération des chambres de commerce et d’industrie indiennes et du Boston Consulting Group, l'empreinte de collaboration reflète comment et à quel point une personne ou un groupe influence et interagit avec les autres dans le cadre de la coopération. Une empreinte bien gérée maximise la productivité et la créativité tout en minimisant les inefficacités et le stress. Cela comprend de nombreuses petites interactions courantes, appelées « microstress », qui ont un impact cumulatif important sur les employés”. En Inde, c’est la mauvaise gestion de ces interactions qui crée un stress significatif sur les employés.
Sur les réseaux sociaux, beaucoup se plaignent du même problème : mauvaise gestion de la part de managers, aucun équilibre hiérarchique, de grandes attentes de la part des personnes en bas de l’échelle tandis que ceux plus haut font simple acte de présence. “Il n’est pas rare de voir des personnes pointées puis prendre directement une pause de 45 minutes pour petit déjeuner”.
Sur le réseau social Reddit, les témoignages sont nombreux et dans tous les secteurs . Un homme a ainsi écrit :
“Il y a une décennie, j’ai travaillé quelques années pour une des principales entreprises de construction de l’Inde. La norme est de 12 heures de travail, de 8h le matin à 20h. Mais les gens sont toujours occupés après 19h30. Le manager du projet se tient à l’extérieur de son bureau pour vérifier quels employés suivent les échéances. Les réunions commencent généralement après 20 h. Elles durent jusqu’à 22h. Et après 6 jours de travail, si vous ne venez pas au bureau le dimanche, cela signifie que vous ne pensez pas à l’entreprise.”
Camille témoigne aussi : “Dans beaucoup d’entreprises, ce ne sont pas des systèmes qui influencent les politiques de travail et de productivité mais souvent des décisions unilatérales de managers qui sont souvent changeantes et parfois incohérentes. Dans d’autres cas, nous sommes face à de très mauvais collaborateurs : des personnes qui ne respectent ni les délais, ni les instructions. Il y a tellement de délégations des tâches qu’au final ce sont les personnes au plus petit niveau de l’entreprise qui se retrouvent avec la plus grande charge de travail et souvent sans savoir ce qui a été demandé exactement. Et cela a un impact sur la productivité d’une entreprise”
En effet, si l’Inde a l’un taux de croissance économique la plus rapide au monde, son taux de productivité est l’un des plus bas.
L'Inde reste l'économie à la croissance la plus rapide au monde
Malgré de longues heures de travail, une productivité faible
La productivité du travail en Inde reste l'une des plus faibles parmi les grandes économies, un défi qui continue de freiner sa croissance économique. En 2022, le taux de croissance de la productivité du travail a diminue de 2,38 %, un chiffre en baisse par rapport aux années précédentes, et qui reflète une stagnation préoccupante. La productivité dans le secteur agricole est particulièrement faible et malgré les efforts pour moderniser la main-d'œuvre, le secteur manufacturier de l'Inde reste en retard, avec une productivité en 2020 inférieure de 45 % à celle de la Chine.

C’est à cause de cette faible productivité que NR Murthy souhaite 70 heures par semaine, ce qui revient à dire : puisque nous ne pouvons pas changer le système, travaillons plus pour la nation.
"La productivité du travail en Inde est l’une des plus faibles au monde. À moins que nous améliorions notre productivité au travail, à moins que nous réduisions la corruption dans le gouvernement à un certain niveau, à moins que nous réduisions les délais dans notre bureaucratie pour prendre cette décision, Nous ne serons pas en mesure de rivaliser avec les pays qui ont fait d’énormes progrès. Donc, ma demande est que nos jeunes disent : C’est mon pays. J’aimerais travailler 70 heures par semaine”.
Les experts, eux, recommandent le contraire : moins d’heures de travail, une attention au bien-être des employés, pas plus de 8 heures de travail par jour, s’assurer d’une vie en dehors du travail etc. Un changement de culture du travail nécessaire mais qui semble être encore loin.
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