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Les Indiens devraient-ils travailler davantage ? La semaine de 70 heures en débat

En France, la tendance est à la réduction du temps de travail. En Inde, la durée légale du travail hébdomadaire est de 48 heures, et l’idée d’une semaine de travail de 70 heures, avancée par le riche homme d’affaire Narayana Murthy, soulève les discussions.

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Call center indien. Photo : Barracuadz (CC)
Écrit par Liliam Boti Llanes
Publié le 14 décembre 2023, mis à jour le 29 avril 2024

La politique des 35 heures de travail par semaine a été instaurée en France en février 2000, et elle figurait dans le programme électoral du Parti Socialiste 20 ans avant de devenir une politique nationale.

Il existe un consensus national en France selon lequel consacrer davantage d'heures au travail ne se traduit pas par une augmentation de la productivité. Il a été démontré qu’il n’y a pas de bénéfices au de-là d’un certain seuil, quel que soit le nombre d’heures travaillées.

Imaginez la réaction des Français si Bernard Arnault, dans une interview publique, suggérait que pour améliorer la compétitivité, les jeunes Français devraient envisager de travailler 70 heures par semaine ? Ce serait, sans aucun doute, un tollé général.

 

La semaine de 70 heures : une idée de Narayana Murthy qui fait son chemin

Ici, en Inde, l’idée farfelue d’une semaine de travail de 70 heures a été avancée par nul autre que le co-fondateur d'Infosys, Narayana Murthy, actuellement l’une des personnalités les plus riches du pays et beau-père du Premier ministre britannique Rishi Sunak.


La productivité du travail en Inde est l'une des plus faibles au monde. À moins que nous améliorions notre productivité au travail, nous ne serons pas en mesure de rivaliser avec ces pays qui ont accompli des progrès considérables. Par conséquent, nos jeunes devraient dire "ceci est mon pays. J'aimerais travailler 70 heures par semaine".

Narayana Murthy

Étonnamment, certaines voix ont soutenu cette idée selon laquelle les jeunes indiens devraient travailler sans fin. Le député du Congrès Manish Tewari a ainsi déclaré : "Si l'Inde doit vraiment devenir une grande puissance, une ou même deux générations doivent adopter une éthique de travail de 70 heures par semaine. Soixante-dix heures par semaine avec un jour de congé et 15 jours de vacances par an doivent devenir la norme".

Mais cette proposition a aussi déclenché un déferlement de mèmes, de commentaires et de réactions diverses, y compris celles de médecins inquiets pour la santé et le bien-être des jeunes.

Les jeunes Indiens ne travaillent-ils pas déjà de très longues heures ? À qui s’adresse précisément l’idée des 70 heures de travail de M. Murthy ?

 

 Marché aux épices. Photo : Marc Shandro (CC)
 Marché aux épices. Photo : Marc Shandro (CC)

 

Concrètement, à quoi ressemblerait une semaine de travail de 70 heures ?

Pour atteindre une semaine de 70 heures, le jeune Indien devrait travailler 11,5 heures par jour, six jours par semaine. Mais si ces 70 heures devaient être répartie sur cinq jours, la journée de travail s’allongerait à 14 heures. Sans compter les déplacements qui, dans de nombreuses villes indiennes, peuvent ajouter deux heures supplémentaires.

Un individu moyen dort 7 à 9 heures par jour. Un scénario à 70 heures de travail par semaine ne laisserait pas une heure disponible pour des activités aussi triviales que se nourrir, passer du temps avec sa famille et ses amis, sortir, lire, se détendre, avoir un passe-temps, s’engager dans du bénévolat dans la communauté et toutes autres activités qui contribuent à une vie épanouissante.

 

Sardar Market side streets, Jodhpur, Rajasthan. Photo : Matthew Laird Acred (CC)
Sardar Market side streets, Jodhpur, Rajasthan. Photo : Matthew Laird Acred (CC)

 

Un jeune indien vivant en ville, travaillant 70 heures par semaine, se limiterait essentiellement à travailler, faire des allers-retours depuis son domicile et dormir 8 heures.

Et ce serait sans doute la disparition des travailleuses, déjà peu nombreuses dans les entreprises indiennes. Car lorsque les femmes indiennes accèdent à des emplois rémunérés, ce qui est rare, 95 % d’entre elles se retrouvent dans des emplois informels, mal rémunérés et précaires.

 

Quelle est le quotidien des travailleurs en Inde ?

La réalité des travailleurs en Inde est marquée par des heures de travails déjà très étendues et des conditions de travail souvent difficiles.  

D'après les données publiées par l'OIT (Organisation internationale du travail), une agence des Nations Unies dédiée à la promotion de la justice sociale et économique par l’établissement de normes internationales du travail, et dont l'Inde est membre, la moyenne des heures hebdomadaires effectivement travaillées par les employés en Inde est de 46,7 heures. 51,4% des travailleurs indiens dépassent les 48 heures par semaine. En comparaison, en France, environ 8% des travailleurs dépassent ce chiffre.

 

Une travailleuse agricole controllant la qualité des aubergines, dans le Gujarat. Photo : Arne Hückelheim (CC)
Une travailleuse agricole controllant la qualité des aubergines, dans le Gujarat. Photo : Arne Hückelheim (CC)

 

En Inde, 90% de travailleurs informels

En ce qui concerne le pouvoir de négociation collective, la situation diffère considérablement entre la France et l’Inde. En France, 98 % des travailleurs bénéficient de la protection de négociations collectives, alors qu'en Inde, le pouvoir collectif des travailleurs est très limité. Seulement environ 10 % de la population active occupe un emploi formel, les 90 % restants étant engagés dans une forme de travail informel.

La définition du travailleur informel a évolué au fil du temps. Bien qu’une définition ait été établie lors de la 15e Conférence internationale des statisticiens du travail en 1993, organisée par l'OIT, on peut généralement considérer le travailleur informel comme celui soumis à des horaires très étendus, à un environnement de travail dangereux, à un accès limité à la protection sociale et financière ainsi qu'à l'incertitude et à la précarité, qui ont inévitablement des répercussions sur la santé et la qualité de vie.

 

Pharmacie. Photo : Smriti Rai (CC)
Pharmacie. Photo : Smriti Rai (CC)

 

Où travaillent les Indiens ?

Il n’existe pas de base de données consolidée fournissant des informations précises sur les travailleurs informels en Inde : les informations sont dispersées entre différentes sources. Cette complexité découle non pas d’un manque de données officielles, qui sont nombreuses, mais plutôt des difficultés rencontrées pour les collecter en temps opportun et avec précision.

Même avant la pandémie de Covid-19, le gouvernement avait déjà de grandes difficultés à fournir des statistiques, en raison de la migration interne importante qui caractérise la vie professionnelle de millions de travailleurs indiens. Comme l’a souligné le chercheur Jan Breman dans son livre sur les migrations internes, le pays compte de nombreux "chasseurs et cueilleurs de travail" dispersés dans tout le pays.

 

Champ de riz dans le Tamil Nadu. Photo : McKay Savage (CC)
Champ de riz dans le Tamil Nadu. Photo : McKay Savage (CC)

 

Cependant, il existe un consensus selon lequel 45 % des Indiens travaillent dans le secteur agricole, 40 % dans des entreprises employant neuf salariés ou moins et, selon les sources, seulement 7 à 10 % de la population active est employée par les entreprises indiennes de 10 salariés ou plus.

Ainsi, les types de travail qui susceptibles de bénéficier d’une augmentation de la productivité grâce à des heures de travail supplémentaires sont rares.

 

Alors, plutôt que de promouvoir une semaine de travail de 70 heures, l'application des lois du travail existantes, l'intégration de meilleures technologies, l'amélioration de la productivité du capital, la reconnaissance du travail des femmes, l'incorporation accrue des femmes dans le secteur formel, et l'augmentation des investissements en capital seront plus utiles pour renforcer la protection des travailleurs.

 

Employée d'un magasin. Photo : Sivahari (CC)
Employée d'un magasin. Photo : Sivahari (CC)

 

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