Édition internationale

Cheveux indiens : du don à la contrebande

En Inde, les cheveux collectés, notamment dans les temples, alimentent un marché mondial en pleine expansion, porté par la demande en perruques et extensions. Si l’Inde est le principal fournisseur de cheveux bruts, une grande partie de cette ressource échappe aux circuits légaux et nourrit un trafic impliquant blanchiment d’argent et évasion fiscale. Malgré cette richesse « capillaire », l’Inde profite peu de la transformation à haute valeur ajoutée, dominée par d'autres pays. À l’opposé, certains pays comme la France développent des solutions écologiques innovantes à partir des cheveux, soulignant le potentiel encore sous-exploité de cette matière.

Boutique de perruques à Parry's Corner, Chennai, IndeBoutique de perruques à Parry's Corner, Chennai, Inde
Écrit par Liliam Boti Llanes
Publié le 7 juin 2025, mis à jour le 10 juin 2025

 

Une affaire de fiscalité, même dans les temples

Il n'existe aucune activité humaine qui n'échappe à la fiscalité. En 2023, la Haute Cour du Telangana a ainsi été saisie d'une requête dans l'affaire Naresh Women Hair Enterprise contre l’État du Telangana, portant sur l’application de la TVA à la collecte de cheveux dans un Devasthanam – un temple hindou, lieu de prière et de dévotion.

Le service des impôts avait imposé une TVA de 18 %, que le requérant contestait. La Cour a confirmé que le contrat d’appel d’offres précisait bien cette taxe. En Inde, comme ailleurs, nul n’échappe à l’impôt — pas même les temples. Pourtant, ce n’est pas la fiscalité qui préoccupe le plus les acteurs du marché des cheveux.

 

Un marché mondial en plein essor

Boosté par les usages dans la mode, le cinéma et les réseaux sociaux, le marché des cheveux humains connaît un essor mondial. Certes l’utilisation de perruques et d’extensions capillaires n’est pas une nouveauté. C’était déjà monnaie courante dans l’Antiquité. Mais ce secteur représente aujourd’hui un marché estimé entre 6 et 10 milliards d’euros. Si l’Amérique du Nord en est le principal débouché, l’Afrique, qui manifeste une préférence pour les cheveux naturels, constitue aussi un marché en forte croissance.

Avec 85 % des exportations mondiales de cheveux bruts, l’Inde est un acteur majeur de ce commerce.

 

L’association “Coiffeurs Justes” et l’utilisation des cheveux en France

En France, les greffes de cheveux peuvent coûter jusqu’à 10 000 euros, selon l’intervention, le lieu et le spécialiste tandis qu’une perruque haut de gamme peut atteindre 2 000 euros. Le pays est un marché de fin de chaîne, axé sur les produits transformés, mais aussi sur des initiatives écologiques locales, à des années-lumière de ce qui se pratique en Inde.

Créée en 2015, l’association française « Coiffeurs Justes », en partenariat avec des industriels, valorise les cheveux coupés, habituellement incinérés, et leur donne une seconde vie dans un cycle plus vertueux pour l’environnement en mettant à profit leurs propriétés exceptionnelles. Les cheveux collectés sont ainsi utilisés pour la dépollution des eaux - grâce à leur capacité naturelle à absorber les hydrocarbures, ou encore l’isolation thermique et acoustique. Ils entrent également dans la fabrication de cosmétiques durables.

 

Logo Association Coiffeurs Justes
Source : coiffeurs-justes.com

 

Quelle est la situation en Inde ?

L’Inde est encore bien loin de ces utilisations écologiques des déchets capillaires. Nous sommes, en réalité, au tout début d’une très longue chaîne qui accorde peu d’importance à l’environnement. Que fait-on des cheveux en Inde ? Où, comment et à quelles fins sont-ils collectés ? Quel est l’impact de ce marché sur la vie de millions d’Indiens, pour la plupart pauvres ?

 

La collecte des cheveux en Inde

La collecte de cheveux en Inde se fait à très grande échelle. Dans les temples tout d’abord, où de larges quantités de cheveux sont collectés lors des tonsures. Le cas le plus emblématique est celui du temple Tirumala Tirupati Devasthanam (TTD), le temple hindou le plus riche du monde. Tirupati reçoit chaque année de ses fidèles des dons avoisinants 180 millions d’euros et dispose d’un patrimoine de plus de 20 milliards d’euros. Si l’on fait abstraction des différences de sources de revenus et de structure financière, Tirupati a un patrimoine comparable à celui de l’Église catholique en France. Le temple reçoit notamment des dons d’or et d’argent, ainsi que des titres de propriété, mais aussi sur un autre registre, des dons de cheveux.

 

Temple de Tirupati, Andhra Pradesh
Temple Venkastswara, Tirumala, Tirupati, Andhra Pradesh. Photo : Wikipedia.

 

On estime que 10 millions de personnes se font tonsurer à Tirupati chaque année, ce qui représente près de 500 tonnes de cheveux. En haute saison, environ 50 000 personnes se font tonsurer quotidiennement. 16 salles de tonsure sont ouvertes chaque jour. Et deux d’entre elles fonctionnent 24 heures sur 24 pour réduire les longues files d’attente. Pratique extrêmement populaire, le don de cheveux est motivé par la croyance que le pèlerin reçoit en bénédictions dix fois le montant de son don.

 

Sortie d'une salle de tonsure, Temple de Thiruporur, Tamil Nadu.
Sortie d'une salle de tonsure, Temple de Thiruporur, Tamil Nadu. Photo : Morgane Bauer Le Gal.

 

Mais au-delà de ces collectes de cheveux de haute qualité, qui représentent la partie la plus visible du marché, une grande partie des cheveux est aussi récupérée dans la rue, les égouts, ou directement sur les brosses et les peignes, par des femmes pauvres ou des ramasseurs issus de tribus marginalisées qui se déplacent de maison en maison dans les villages du Bengale Occidental ou de l’Andhra Pradesh notamment. Les cheveux, considérés comme des déchets ménagers et récupérés en échange de petits ustensiles et de vaisselle en aluminium, sont traités dans des ateliers rudimentaires où ils sont démêlés, lavés et triés mèche par mèche. Ce travail extrêmement long et minutieux est réalisé par des villageois qui s’y emploient jusqu’à 12 heures par jour pour quelques dizaines de roupies.

 

Collecte de cheveux dans l'Inde rurale
Source : ruralindiaonline.org. Illustration : Ria Shah.

 

Que fait l’Inde de tous ces cheveux ?

La collecte n’est que la première étape d’une longue chaîne, qui alimente aujourd’hui un marché noir en pleine expansion. Le Directorate of Enforcement, l’organisme indien chargé d’enquêter sur les délits financiers comme le blanchiment d’argent ou les infractions aux règles de change, estime que la contrebande de cheveux humains en provenance d’Inde représente plusieurs centaines de millions d’euros.

Les cheveux donnés dans les temples sont revendus aux enchères, et c’est là que débute un vaste commerce. En principe, les cheveux bruts devraient être mis sur le marché légal via l’Association indienne des fabricants et exportateurs de cheveux et produits capillaires. Mais ce circuit officiel est de plus en plus contourné. Les cheveux sont devenus un bien précieux et le marché noir en tire largement profit.

 

 

Le marché illégal des cheveux en Inde

En 2024, la DRI (Directorate of Revenue Intelligence), principale agence indienne de lutte contre la contrebande et le blanchiment d’argent, a intercepté une cargaison de cheveux bruts en provenance de Tirupati, destinée à la Chine, acteur majeur du marché du cheveu. Les trafiquants exportaient illégalement ces cheveux vers le Myanmar, avant qu’ils n’arrivent en Chine.

Cette saisie a mis au jour un vaste réseau dont la plaque tournante se trouve à Hyderabad. Mais ce marché parallèle est difficile à appréhender. En mars 2024, le Directorate of Enforcement a annoncé le dépôt d’une plainte contre 17 personnes, en vertu de la Loi de 2002 sur la prévention du blanchiment d’argent. À l’origine, toutes faisaient l’objet d’une enquête de police pour contrebande de cheveux, usurpation d’identité, faux documents, et exportation illégale vers le Myanmar, le Bangladesh, le Vietnam et la Chine, depuis l’aéroport d’Hyderabad ou par voie terrestre.

La police d’Hyderabad a finalement classé l’affaire, la qualifiant de « non détectée ». Le Directorate of Enforcement de son côté, s’appuyant sur sa propre enquête, a révélé des manipulations de codes d’importation et d’importantes transactions en espèces liées à des opérations de hawala (système informel de transfert d’argent en dehors des circuits bancaires classiques empruntant un réseau d’intermédiaires et reposant sur la confiance).

Finalement, malgré l’ampleur du trafic, les accusations retenues ne visaient pas directement la contrebande de cheveux, mais bien le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale.

 

Quel avenir pour le marché des cheveux en Inde ?

Comme pour beaucoup de matières premières, ce n’est pas la ressource elle-même qui génère le plus de valeur, même si elle est essentielle. Ce sont les étapes de transformation qui font toute la différence. Or, cela exige des investissements en recherche et innovation, un domaine dans lequel l’Inde reste en retrait.

Les perruques, trames et extensions vendues aux États-Unis, en Europe ou en Afrique représentent les produits les plus rentables. L’Inde, elle, n’occupe qu’une place marginale sur ce marché du produit fini.

 

Cheveux de femmes indiennes
Les cheveux des femmes indiennes. Photo : Morgane Bauer Le Gal

 

Deux lectures recommandées sur ce sujet

Avant son retour définitif en France, Rachel, mon ancienne éditrice et grande alliée pendant l’écriture, à qui je parlais de cet article à venir, m’a conseillé un roman qui a beaucoup circulé dans notre club de lecture : La Tresse, de Laetitia Colombani, publié en 2006. Un récit où s’entrelacent amour, féminisme et combat contre les inégalités. Un choix pertinent pour celles et ceux que le sujet touche.
Pour une approche plus anthropologique sur l’histoire et le commerce des cheveux, je recommande Entanglement: The Secret Life of Hair, publié en 2016 par la chercheuse Emma Tarlo.

Commentaires

Votre email ne sera jamais publié sur le site.

Sujets du moment

Flash infos