Du 11 avril au 19 mai, 900 millions d’électeurs indiens sont appelés aux urnes successivement pour élire leurs représentants à la Lok Sabha, ce qui aboutira à la constitution d’un nouveau gouvernement et de son Premier ministre. Pour mieux comprendre les enjeux de cet événement politique démesuré, lepetitjournal.com de Bombay a interviewé Mathieu Gallard, Directeur de recherche au département “Public Affairs” d’Ipsos.
Ipsos est un Institut de sondage, à l’origine français, dorénavant présent dans plus de 80 pays dans le monde. Son département “Public Affairs” s’occupe plus spécifiquement des enquêtes d’opinion sur la vie politique, l’actualité et les grandes tendances sociétales. Dans ce cadre, Mathieu Gallard a été amené à travailler sur les grandes enquêtes réalisées par Ipsos Inde sur les élections.
lepetitjournal.com Bombay : Pouvez-vous nous décrire le paysage politique indien pour ces élections à la Lok Sabha ? Tout d’abord, à quoi ressemble l’électorat indien ?
Mathieu Gallard : L’électorat est composé de 900 millions d’électeurs qui sont appelés aux urnes en sept phases. Comme souvent dit, nous avons donc affaire à la plus grande démocratie au monde ! La participation est généralement très forte. Aux dernières élections, elle était de 66 %. En France, ce chiffre peut nous paraitre peu, mais en regard de l’organisation requise, des difficultés que les partis rencontrent pour entrer en contact avec les électeurs dans un pays où l’illettrisme est encore fort et qui compte des régions difficiles à joindre non seulement par les moyens de communication (classiques ou modernes), mais également tout simplement par la route, ces taux sont élevés.
On voit, ici, beaucoup de mesures pour inciter les gens à voter. Est-ce que le vote est incité de façon plus originale que ce à quoi nous sommes habitués en tant que Français ?
Il est vrai que les campagnes en Inde sont particulières, de par l’échelle du pays ! La mobilisation se fait par des méthodes traditionnelles comme le porte-à-porte ou des meetings, qui peuvent réunir jusqu’à 500,000 personnes ! Ces chiffres sont considérables et restent inimaginables en France ou même aux Etats-Unis.
Il y a aussi de plus en plus l'emploi des réseaux sociaux, dont Whatsapp, particulièrement utilisé dans le pays. Les partis créent de gigantesques groupes de conversation locaux qui leurs permettent de mobiliser les militants et de mieux diffuser leur message dans la population.
Autre fait intéressant : en Inde, on est obligé de mettre un bureau de vote à maximum 3,2 km (2 miles) d’un électeur. Ce qui donne un million de bureaux et cela peut arriver qu’il y ait un bureau pour seulement un votant !
Quelle est la place des jeunes et des femmes dans cet électorat ?
L’électorat est particulièrement jeune, mais c’est à l’image de la population indienne. En 2014, les jeunes urbains de la classe moyenne avaient été particulièrement ciblés par la campagne de Narendra Modi et avaient beaucoup voté, mais il serait peu probable que cette dynamique se renouvelle dans les mêmes proportions. De façon générale, on ne voit pas de sur-mobilisation des jeunes sur le long terme.
Parallèlement, les femmes sont peu représentées, là encore cela est dû à la composition particulière de la population, victime de féminicide. Il y a pourtant eu des très grandes figures politiques comme bien sûr, Indira Gandhi, la première femme au monde, élue Premier ministre dans un pays démocratique.
Et y a-t-il des disparités selon les Etats ?
Oui, dans les Etats du sud la participation est plus forte, en raison de facteurs culturels et sociaux. Ce sont les endroits où le poids des castes et les discriminations envers les femmes sont moins importants. Cela crée un climat plus apaisé qui facilite la participation.
A l’opposé, certaines régions ont des participations particulièrement faibles, comme dans le Cachemire où les menaces sécuritaires sont très fortes. Les taux de participation peuvent y tomber jusqu’à 10% !
Pouvez-vous nous décrire les deux grands partis nationaux et les éventuelles autres forces politiques à l’œuvre pour ces élections ?
Il y a effectivement deux grands partis :
Le BJP (Bharatiya Janata Party, BJP) de Narendra Modi qui est le grand parti de la droite nationaliste hindou et qui, depuis quelques années, ajoute à son arc le libéralisme économique. Ce parti est particulièrement puissant dans les grands Etats du Nord : ce qu’on appelle la ‘ceinture hindi’ (Uttar Pradesh, le Rajasthan, le Madhya Pradesh et le Jharkhand), où l’hindi est la langue la plus parlée, ce qui, allié à la domination de l’hindouisme, est un terreau favorable pour le BJP.
En face, on a le Congrès (Indian National Congress, INC), plutôt de centre-gauche mais dont l’idéologie varie selon les périodes et les régions. Ce parti a dirigé l’Inde sans discontinuité entre son indépendance en 1947 et 1977, puis qui est ensuite resté de longues années au pouvoir dans les années 80, 90 et 2000. En 2014, il a été décimé par la victoire de Narendra Modi, recueillant moins de 20% des voix et seulement 44 sièges à la Lok Sabha : il n’a même plus le statut d’opposition officielle.
Donc, nous avons affaire à deux grands partis, oui, mais même eux ne sont pas présents dans toute l’Inde ! Il y a, par exemple, des Etats du sud dans lesquels le BJP est tout à fait marginal, où il n’arrive ni à s’implanter, ni même à lier d’alliance car il est littéralement toxique pour l’électorat : le Tamil Nadu ou le Kerala par exemple. De l’autre côté, le Congrès, lui, a longtemps été présent sur l‘ensemble du territoire en recueillant des voix dans toutes les castes, religions ou catégories sociales. L’émergence des OBC (Other Backward Class = les castes moyennes et basses) dans la vie politique depuis les années 1980-1990 lui a coûté cher car des partis visant spécialement ces castes se sont créés et le Congrès a en grande partie perdu cet électorat stratégique. En conséquence, il joue désormais un rôle secondaire dans certains Etats comme l’Uttar Pradesh.
Ensuite, on a un grand nombre de partis uniquement régionaux, souvent à l’échelle d’un ou deux Etats, et souvent basés sur une caste bien précise et dirigés par un leader charismatique qui assoit cette domination.
Où est-ce que ces troisièmes forces sont les plus visibles ? Ont-elles un réel poids dans le vote ?
Il y a tout de même des Etats où le vote se joue principalement entre le BJP et le Congrès. C’est notamment le cas dans la majeure partie des Etats de la ceinture Hindi : Madhya Pradesh, Rajasthan, Chhattisgarh. Mais l’Uttar Pradesh fait exception et il s’y joue cette année une triangulaire. Le BJP y avait obtenu une très large victoire en 2014 et espère conserver ses acquis. De l’autre côté, il y a la « Grande Alliance » composée de deux partis régionaux que sont le Samajwadi Party (SP), fort chez les musulmans et les castes moyennes et le Bahujan Samaj Party (BSP), fort chez les intouchables. Le Congrès, lui, n’a pas voulu ou pas pu s’intégrer dans cette alliance. Il est désormais beaucoup moins puissant dans cet Etat mais peut tout de même jouer un rôle en prenant des voix à cette Grande Alliance ou au BJP selon les circonscriptions.
Autre exemple, le Maharashtra où le BJP et le Congrès s’affrontent, mais chacun avec un parti régional à leurs côtés. Le Congrès est allié au Nationalist Congress Party, une formation qui avait fait scission en 1999 et qui est, depuis, revenu dans le giron de son parti d’origine. Le BJP a, quant à lui, un accord avec le Shiv Sena, un parti local qui défend notamment les intérêts des Marathis, un groupe ethnolinguistique majoritaire dans l’Etat. Le Shiv Sena est controversé car il a un programme très nationaliste qui le situe à la droite du BJP. Mais il est aussi très critique envers le bilan de Narendra Modi, et l’accord avec le BJP a été compliqué à mettre en place, ce qui va peut-être laisser des traces chez les électeurs... Un dissident du Shiv Sena, Raj Thackeray, mène d’ailleurs une campagne très efficace dans tout le Maharashtra en pointant les faiblesses du bilan économique et social du gouvernement sortant et son autoritarisme.
La vie politique indienne est donc très complexe et varie beaucoup d’un Etat à l’autre, on peut même dire qu’il y a 36 scènes politiques locales (liées aux 29 Etats et 7 Territoires du pays) plutôt qu’une scène politique nationale. Par ailleurs, les triangulaires ou les quadrangulaires dans certains Etats renforcent beaucoup l’incertitude autour de ce scrutin.
Ces partis régionaux jouent ensuite un rôle majeur dans la formation du gouvernement. En 2014, le BJP avait obtenu à lui seul une majorité absolue. Même s’il a finalement gouverné avec ses alliés au sein de la National Democratic Alliance, il n’en avait pas besoin. Mais, cela reste très rare ! Il faut remonter à 1984 pour voir un autre parti obtenir une majorité absolue, quand le Congrès de Rajiv Gandhi fut porté au pouvoir grâce à la vague de sympathie consécutive à l’assassinat de sa mère, Indira. La plupart du temps, ce sont donc des coalitions qui gouvernent l’Inde.
Pour cette élection, la plupart des sondages montrent que le BJP devrait probablement reculer en nombre de sièges tout en restant majoritaire grâce à son alliance, la NDA. Mais cela n’est pas absolument certain. Si la NDA n’est pas majoritaire, Narendra Modi devra nouer des alliances avec d’autres petits partis régionaux. Il devrait être en mesure d’y parvenir, mais cela signifierait tout de même que son programme sera fortement dilué. Il devra notamment faire des concessions sur sa volonté de promouvoir le nationalisme hindou et il devra accorder des faveurs financières aux Etats d’où seront issus ses futurs alliés. Mais, cela reste de la conjecture !
De son côté, que peut espérer le Congrès de Rahul Gandhi de ces élections ?
Pour le Congrès, c’est une élection compliquée. Il y a deux stratégies qui s’opposent. D’un côté, ils ont envie de revenir au pouvoir et de contrer le BJP mais cela exigerait de passer beaucoup d’alliances avec des partis régionaux. Le risque pour le Congrès serait alors de rester un acteur secondaire dans de nombreux Etats. On a finalement l’impression que le Congrès a opté pour une seconde stratégie : faire une croix sur ces élections, mais se réimplanter dans des Etats où il avait presque disparu ! Il présente ainsi des candidats quasiment partout en mettant en avant un programme social exhaustif et ambitieux pour espérer renforcer la base militante et montrer à l’électorat qu’il reste un acteur majeur et jouer la carte des élections de 2024.
Quelles ont été les thématiques de la campagne ?
Globalement, on voit deux grandes thématiques.
Toute l’année 2018, on a cru que la campagne se jouerait principalement sur les questions économiques : il y a un vrai mécontentement portant sur l’emploi dans les zones urbaines, notamment chez les jeunes diplômés des classes moyennes émergentes. Même s’il y a une croissance forte en Inde, celle-ci n’est pas suffisante pour créer assez d’emplois pour ces jeunes diplômés qui connaissent un fort taux de chômage.
Parallèlement, on assiste à un fort mécontentement dans les zones rurales qui représentent encore 60% de la société indienne, nourri par l’inflation et par l’endettement des agriculteurs, mais aussi par le sentiment que le gouvernement investi très peu en termes d’infrastructures.
Ainsi, ces insatisfactions ont grandi tout au long de l’année 2018 et se sont traduites par des premières défaites coup sur coup pour le BJP lors de plusieurs scrutins régionaux.
Cependant, en 2019, l’attentat au Cachemire et les frappes sur le Pakistan ont renforcé la thématique sécuritaire, qui avantage structurellement le BJP. La grande question est dorénavant de savoir ce qui va compter le plus aux yeux des électeurs.
Si les thématiques économiques et sociales l’emportent, on devrait assister à un recul assez net du BJP. Si la thématique sécuritaire et la politique étrangère restent très présentes tout au long du scrutin, le BJP devrait limiter ses pertes.
Le fait que les élections se déroulent en sept phases compliquent les choses : les électeurs qui votent à la fin n’ont pas forcément les mêmes préoccupations ou les mêmes informations que ceux du début !
Juste avant la première phase du vote, on a pu voir un affaiblissement de la thématique sécuritaire. Mais maintenant que le scrutin est en cours, il faudra attendre la fin de l’embargo sur les sondages pour une première estimation le 19 mai.
Un dernier mot pour se faire une meilleure image de ces élections : en dehors de Rahul Gandhi et Narendra Modi, quelles sont les autres personnalités qui se sont distinguées pendant la campagne ?
Du côté du BJP, son président Amit Shah, qui est un très bon organisateur, a été très présent dans la campagne. A l’instar de Narendra Modi, il est également très clivant. On a aussi beaucoup parlé de la candidature dans le Madhya Pradesh de Pragya Singh Thakur, qui a créé la polémique, car elle est actuellement accusée d’avoir participé à un attentat anti-musulman qui avait fait 10 morts en 2008.
Du côté du Congrès, la sœur de Rahul Gandi, Priyanka Gandhi, s’est largement impliquée dans la campagne alors qu’elle était jusqu’ici très discrète. Elle est notamment en charge de l’Uttar Pradesh, où le Congrès veut retrouver une assise électorale, avec apparemment un certain succès : très charismatique, elle est souvent comparée à sa grand-mère Indira alors que Rahul Gandhi, même s’il mène une bien meilleure campagne qu’en 2014, reste plus effacé. Toutefois, après de longues tergiversations, le Congrès a décidé de ne pas présenter Priyanka aux élections dans la circonscription de Narendra Modi. Le calcul semble avoir été d’éviter de trop personnaliser le scrutin face à un Premier ministre qui reste très apprécié et au contraire mettre en avant les limites de son bilan en jouant à fond la carte d’un programme social très ambitieux.
Il y a aussi des leaders importants dans les partis régionaux et notamment deux femmes : Mayawati pour le BSP (parti des intouchables) en Uttar Pradesh) et Mamata Banerjee dite Didi qui dirige le Bengale Occidental d’une main de fer depuis 2011. Ce sont deux femmes qui, chacune à leur manière, incarnent aujourd’hui au moins autant que le Congrès l’opposition à Modi.
Photo des explications sur le vote prise du bureau de vote de l’ile d’Havelock dans les Andaman and Nicobar Islands, à plus de 1000 km de Chennai et qui compte 343 électeurs ...