Un géant oublié est mort le jeudi 26 octobre : Li Keqiang, le Premier ministre chinois jusqu’en mars dernier, fauché à 68 ans par un arrêt cardiaque à Shanghai, en séance de nage dans la résidence d’Etat de Dongjiao. A peine la nouvelle connue, les messages se sont amassés par dizaines de millions entre Weibo et WeChat : 700 millions d’internautes tapaient son nom sur les moteurs de recherche, en quête de détails sur son décès et d’adresse où déposer leurs condoléances. Car Li Keqiang, en Chine, était perçu comme l’homme du peuple incarnant le progrès dans l’équité.
Li Keqiang et le "Rêve de Chine"
Depuis le tournant du siècle, s’était profilée la course au pouvoir suprême entre Li Keqiang, Bo Xilai et Xi Jinping : un combat d’hommes, avec alliés et factions, mais aussi une affaire de lignes idéologiques, Bo et surtout Xi défendant un retour aux valeurs de Mao Zedong. Hu Jintao, le Président de la République et Secrétaire du Parti de 2003 à 2012, avait noté l’intelligence et la force de travail de Li, et l’avait fait nommer à la tête de la Ligue de la jeunesse. Mais en 2012, c’était Xi Jinping et non Li Keqiang qui héritait des rênes du pouvoir. Dès lors, la Ligue allait devenir la mal aimée du régime et Li allait voir rogner ses prérogatives de Premier ministre, par un président Xi anxieux de concentrer tous les pouvoirs pour réaliser son « Rêve de Chine ».
Li Keqiang et la modernisation économique
Dans son programme de modernisation, Li Keqiang misait sur la fin des distributions d’argent gratuit aux consortia publics, la réduction du rôle du Parti dans la vie des entreprises, et de profondes réformes telles celles du crédit ou du droit du sol. Xi emprunta plus ou moins la voie opposée, accélérant la concentration des firmes d’Etat, l’emprise du Parti sur l’économie, et frappant les empires privés qui s’étaient constitués depuis 20 ans dans l’orbite de l’internet. Malgré leurs divergences, Li Keqiang a maintenu une loyauté sans faille envers le chef de l’Etat. Sans pour autant tomber dans la langue de bois : en 2021, alors que Xi proclamait la victoire sur la pauvreté, Li tempérait son discours en rappelant que 600 millions de Chinois vivaient toujours avec moins de 1 000 yuans par mois, rendant improbable leur accès à une vie décente en ville.
Un ministre apprécié en dehors de la Chine
Le petit peuple le regrettera, mais aussi l’étranger. Et pas seulement pour sa faconde en langue anglaise ou son éternelle jovialité : Li Keqiang était un authentique défenseur de l’ouverture de la Chine au monde, de la coopération avec l’Afrique, l’Europe ou les Amériques. Durant ses 10 ans à la tête du gouvernement, discrètement mais efficacement, il s’était investi dans la défense de cette ligne. En août 2022, en tournée dans le sud du pays, Li Keqiang lançait encore ce message flamboyant : « la politique d’ouverture ne peut plus faire demi-tour, pas plus que le Yangtze et le Fleuve Jaune ne peuvent remonter leurs cours » ! De ce décès, qu’en pense l’Etat ? A l’évidence, il est embarrassé. Dès l’aube du vendredi, le corps de Li repartait vers Pékin par la voie des airs, dans l’attente d’un éloge du défunt qui tardait à venir, et se contentait de citer sobrement la « grande perte pour le Parti et la Nation » – beaucoup moins élogieux que les adieux officiels à Li Peng, autre Premier ministre à sa disparition en 2019. Le régime peut craindre la douleur des masses à la disparition de cet homme le plus populaire du régime. On se rappelle encore des réactions à Pékin puis dans toute la Chine, en avril 1989, suite au décès d’un autre homme populaire, Hu Yaobang.
Quel héritage pour Li Keqiang ?
Depuis mars, Li avait commencé à payer pour ses 40 ans de labeur acharné au service du Parti. Il avait subi deux opérations cardiaques, avant la crise qui vient de l’emporter. Selon Wang Xiangwei, ancien rédacteur en chef du South China Morning Post de Hong Kong, c’était un homme au cœur brisé par la conscience de la ruine de ses espoirs pour son pays. A peine sortie de la pandémie du Covid, la Chine de 2023 s’enfonçait dans la crise du chômage des jeunes, les libertés s’étaient réduites en peau de chagrin et l’économie calait. En un certain sens, le décès de Li Keqiang marque aussi la fin d’une époque, celle d’un rêve de croissance du niveau de vie en même temps que des libertés. Sous cette perspective, le régime va devoir rapidement trancher entre l’option d’un « service minimum » sur la disparition d’un éternel rival, et celle de lui accorder les funérailles nationales qu’il mérite. A vrai dire, aucune des options ne permet d’éviter à coup sûr un risque de décharge émotionnelle des nostalgiques de l’homme et de sa ligne.
D’ailleurs, une dernière nouvelle est peut-être significative : réuni le 27 octobre, le Bureau Politique n’a pas donné de date pour le 3ème Plenum du Comité central, traditionnellement tenu au mois d’octobre ou de novembre. Ceci peut porter deux significations : soit le Plenum est annulé, notamment pour cause de tumulte politique interne en lien avec la destitution de deux conseillers d’Etat (Qin Gang et Li Shangfu, respectivement ministres des Affaires étrangères et de la Défense) ainsi que la purge de bon nombre de dirigeants de l’armée chinoise ; soit il pourrait se tenir un peu plus tard, et aborder des propositions de réformes radicales, en rupture avec la gouvernance des 11 dernières années. Le choix entre les deux, revenant au président en exercice, Xi Jinping.