L'artiste hongkongaise Ko Siu Lan fait à nouveau l'actualité en bouleversant le langage pour provoquer le questionnement.
Hong Kong a vécu sa grande semaine artistique de l’année 2019 avec des dizaines de vernissages dans les galeries, de grandes foires de l’art comme Art central et Hong Kong Art Basel, les enchères de Sotheby, des milliers de visiteurs curieux et des centaines de collectionneurs, une semaine marquée par la primauté de l’argent sur la production artistique, avec dans les coulisses beaucoup de prétention et de snobisme affichés. Mais qu’en était-il-il de de l’esprit et de l’art hongkongais mais dans cette fièvre mercantile?
Il est curieux de remarquer que parmi ce grand déferlement de galeristes et d’artistes stars de l’art contemporain international dans la cité, c’est une jeune artiste hongkongaise qui a sans doute eu le plus de couverture médiatique dans la presse chinoise locale, et ceci par une installation apparemment simple et anodine mais qui reflétait cependant l’atmosphère hongkongaise inquiète du moment par une question essentielle, celle de la place et l’avenir de Hong Kong face à la Chine continentale.
L’influence de cette dernière semble de plus en plus présente dans la société hongkongaise qui a vécu la dispersion du mouvement pro-démocratie des parapluies en 2014,et tout récemment en avril 2019, la condamnation de ses leaders à des peines de prison, la disparition de quatre libraires en 2015, et en 2018, quelques tentatives de pression sur la presse et le Hong Kong Foreign Correspondent’s club. Les Hongkongais s’inquiètent pour leur liberté d’expression et la liberté de la presse, et aussi sur l’autocensure pratiquée par certaines institutions culturelles publiques ou privées soucieuses de ne pas se discréditer auprès du pouvoir de Pékin.
La subtile subversion des mots: "HONG KONG/IS/IS NOT/CHINA/IS/IS NOT/HONG KONG"
L’installation intitulée "New Territories Old Territories" est une œuvre de la jeune artiste Ko Xiu Lan, qui poursuit depuis quelques années poursuit un travail consistant, axé sur la liberté d’expression, la censure et le langage au niveau international.
Les quelques mots ci-dessus figuraient sur trois pôles tournant comme des moulins à prières tibétains, et pouvant se lire dans plusieurs directions. Dans le contexte politique de "un pays-deux systèmes" ils expriment l’ambiguïté de l’identité des Hongkongais qui sont chinois mais aussi pour beaucoup d’abord hongkongais et désirent garder leurs différences et particularités culturelles.
Ko Siu Lan est née à Xiamen, sur la côte sud de la Chine, mais a grandi et a étudié à Hong Kong. Diplômée de l’Université de Hong Kong en sociologie, elle a travaillé dans le développent durable et l’humanitaire à Hong Kong et en Chine jusqu’en 2007. Très concernée par les problèmes de la société, elle s’est engagée avec détermination par de nombreuses performances, installations, œuvres de rues réalisées un peu partout dans le monde .Ses performances faites en public sont très physiques utilisant le corps humain et sont souvent en interaction avec le public, car elles sont toujours en relation avec la société contemporaine. Ses performances ont un côté souvent poétique mais posent des questions essentielles: "Je ne crois pas à l’utopie, je trouve l’utopie ennuyeuse, je ne crois pas aux idéaux, je crois au mouvement, aux changements, aux possibilités multiples, aux fossés, aux limites, aux hasards." (Catalogue Le week-end de sept jours, Beaux-arts de Paris, 2010)
Le "Travailler plus pour gagner plus" de Nicolas Sarkozy
En 2007, elle est invitée en résidence de deux ans à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris dans le programme "La Seine" destiné aux jeunes artistes internationaux. A la suite de ce programme, elle sera invitée à participer à l’Exposition "Le Week-end de sept jours" organisée février 2010 par Les Beaux-Arts de Paris et la commissaire Clare Carolin du Royal College of Art, Londres. S’inspirant de la célèbre phrase du président français Nicolas Sarkozy, "Travailler plus pour gagner plus" Ko Siu Lan avait tendu devant l’Ecole des Beaux-Arts de Paris de grandes bannières avec les mots Travailler/Gagner/Plus/Moins qui par glissement pouvaient se lire selon la direction d’où on les regardait en "Gagner Plus, Travailler Moins" ou en "Travailler moins, Gagner moins" etc. Elle s’amusait ainsi non sans humour à déconstruire la pensée capitaliste et à suggérer que le souhait de la population était peut être autre, que ces gens qui avaient pour certains durement travailler toute leur vie pouvaient souhaiter de meilleures conditions de vie, "travailler moins, gagner plus" par exemple. L’Ecole des Beaux-Arts estimant que cela pouvait porter "atteinte à la neutralité du service public" prit peur et fit retirer les bannières. Cette censure provoqua aussitôt un scandale et fit la une de la presse internationale, au point que le ministre français de la culture Frédéric Mitterrand, dut intervenir, s’excuser auprès de l’artiste et ordonner à l’école de remettre les bannières. Cette médiatisation fit connaître Ko Siu Lan internationalement.
Dynamiter le langage pour le rendre subversif
Après de nombreuses performances, le travail de Ko Siu Lan a évolué vers le langage, jouant, comme dans l’exemple ci-dessus, sur la polysémie et l’assemblage des mots. Le langage est indissociable de la pensée, c’est donc en le détournant, que l’on provoque un questionnement soudain de la pensée, comme si l’on détournait vers une voie d’aiguillage un train habitué aux mêmes rails. Le langage bouleversé ou inversé devient alors subversif. L’artiste joue également avec les pièges de traduction entre l’anglais et le chinois qui provoquent de nombreux malentendus. Elle s’amuse par exemple dans Harmonious Signs, à dynamiter le langage en le distordant de façon inattendue sur des objets familiers tels que les petites plaques métalliques fixées sur les portes des toilettes ou des bureaux comme "Attention Sol glissant" "Gardez le silence s’il vous plaît" qui deviennent "Attention Démocratie" ou "Silence Corruption en cours". L’astuce est de garder le même symbole visuel auquel l’œil est habitué, mais de changer le texte dans une langue ou dans l’autre, ce qui fait que souvent on n’y prête pas attention au premier regard, mais qu’au second, la réalité se révèle et s’imprime dans notre œil.
Un simple jeu peut également devenir significatif: son Rubic cube intitulé One Only Cube (L’ Un seulement ) est un petit cube aux couleurs vives dont le titre et les six faces incarnent un concept philosophique, sociétal et politique que l’ artiste définit avec une feinte innocence, car de quelque façon qu’ on le manipule, on ne peut échapper à cette dictature de l’ Un: "Un Pays – Un Système", "Une Nation – Une Race", "Une Parti-Une Voix", "Un Mari-Une Femme", "Une Famille-Un Enfant", et pour ceux qui espéreraient encore pouvoir y échapper: "Un Monde-Un Rêve"! En un cube et onze mots Ko Siu Lan nous livre les arcanes de la société contemporaine chinoise dans laquelle elle vit. C’est cette apparente insignifiance et légèreté dans un simple cube de jeu qui rend cette œuvre hautement subversive. Quand le langage est censuré naît un double langage qui s’insinue dans toutes les failles.