Récit d'une traversée atypique du Vietnam avant la pandémie.
La gare centrale d’Hanoi de nuit ressemble à un grand hall vide, comme tant de ces lieux de voyage désertés par l’agitation du jour. La nuit, l’intimité est toujours plus facile. À l’ouverture de mon compartiment, je suis accueilli par les rires de mes trois compagnons de voyage. Sur les quatre couchettes, trois sont occupées par de vieux Vietnamiens sympathiques mais incapables de parler un mot d’anglais.
Au-dessus de leurs grands sourires, leurs yeux rieurs miment l’incompréhension face à mes tentatives de communication. Nous réussissons laborieusement à échanger nos noms. Durant tout le voyage, je serai Anthony (plus facile à prononcer). Mon voisin s’appelle Rong. En dessous il y a Tang. Le prénom du troisième est englouti par le son assourdissant d’un train qui passe. Il me reste une trentaine d’heures pour le découvrir.
Le train n’est pas encore parti mais déjà chacun a investi sa couchette. Nous nous mettons à l’aise. Les chaussures sont enlevées et les chemises pliées pour ne pas être froissées. Le reste du voyage se fera en justaucorps. Tang téléphone en hurlant pour couvrir la musique que Rong diffuse généreusement pour tout le compartiment.
19h35 : ça y est ; nous roulons à travers Hanoi. Le train dépasse à faible allure un petit cheval qui tire une charrette de trois fois sa taille, au milieu de la cohue des motos sur les grandes avenues. Le train s’arrête fréquemment pour des pauses imprévues. Dans le compartiment de gauche, un couple d’Américains se plaint au chef de cabine d’être entassés à sept dans le même compartiment. À ma droite, c’est une Anglaise qui me fait part de sa déconvenue face à une famille sans gêne. Sarah et Richard visitent le Vietnam. Ils se rendent à Da Nang. Après une croisière de luxe dans la baie d’Ha Long, ils sont un peu décontenancés par les conditions de voyage.
Nous partageons une bouteille de vin de Dalat assis par terre devant les lavabos et tentons ensemble d’acheter l’amabilité du chef de cabine avec quelques cigarettes. Celui-ci semble se méfier de nous et redoute sans doute des complications malheureusement fréquentes avec les touristes occidentaux. Il a pris le parti efficace du mutisme face aux étrangers envahissants que nous sommes.
L’immonde piquette permettrait de faire connaissance mais il décide de fuir notre compagnie et préfère tenter de trouver un peu de repos. Le pauvre homme est plutôt grand pour un Vietnamien et ne dispose que d’une demi-couchette pour se détendre. Il se bricole une extension avec des cartons de bouteilles d’eau. Ses pieds émergent de son lit-placard. Nous le laissons tenter de trouver un repos sans doute mérité bien qu’inconfortable, et nous regagnons chacun nos compartiments.
À 5h30 le lendemain, Tang reprend la lecture à haute voix du journal. Sur le parcours du train, des piquets humains assurent la signalisation des aiguillages. Sur cette voie de chemin de fer qui traverse le Vietnam du Nord au Sud, de nombreux passages ne comportent qu’une seule voie : les trains ne peuvent se croiser. Il faut donc être vigilant. Tout se fait de manière très artisanale. De petites lanternes rouges ou vertes brandies à bout de bras par des responsables en bord de voie font office de feux de nuit.
La forte condensation dans le compartiment empêche toute photo. Les appareils sont saturés d’humidité. L’heure où le soleil se lève sur les paysages extraordinaires de la côte entre Huë et Da Nang est comme un appel à la contemplation. Impossible d’immortaliser l’instant. Le regard, lui, se régale.
Nous croisons des paysans menant leurs buffles. Déjà, malgré l’heure précoce, la campagne vietnamienne s’agite. Les habitants des villages alentour s’affairent dans les rizières. Au milieu des paddies, se dresse parfois une église immense contrastant avec le paysage très épuré et les toutes petites maisons. A cette époque de l’année, les rizières sont dorées comme les blés.
Après un arrêt à la gare de Tho Loc, nous longeons la côte. Le spectacle est magnifique et tous les passagers, touristes et Vietnamiens confondus, s’agglutinent aux fenêtres du couloir pour en profiter. Les montagnes diaprées de grosses fleurs blanches ne sont pas non plus en reste. Tout est sublimé par le soleil à son zénith : les reflets dansent sur l’eau et les fleurs tranchent sur le vert presque uniforme des rizières et de la végétation dense des bords de rails.
Midi : Les odeurs de nourriture se font de plus en plus fortes dans notre compartiment après le passage du chariot de restauration. Pour mieux les supporter, rien de tel que de se joindre au festin. Mes compagnons de voyage me proposent un coin de couchette et de table. Nous ne pouvons toujours pas parler faute de nous comprendre, alors nous trinquons à la Bia Tiger. Les secousses du train font valser les soupes de nouilles lyophilisées et ils rient tous en chœur… Merveilleuse Asie.
Au bord de l’eau, sont installés des filets surmontés de lampes, pour attirer les poissons la nuit venue. La pêche n’est pas un sport qui se joue à la loyale dans ces contrées où beaucoup de familles souffrent encore de la faim. Après Da Nang, notre chef de cabine – que nous avons surnommé Grumpy puisque nous n’avons pas réussi à savoir son nom – s’agite pour changer les draps et ranger les compartiments que de nombreux passagers ont quittés. D’autres viendront prendre leur place dans les gares à venir. Il y a finalement peu de voyageurs qui font, comme moi, le trajet sur toute la longueur d’Hanoi à Saigon.
17h00 : Pour passer le temps, je décide de remonter le train. Les classes se succèdent. Il y a des compartiments à six couchettes plus ou moins confortables, des wagons classiques avec des fauteuils plus ou moins inclinables. Tous les passagers paraissent assommés par une torpeur abrutissante uniquement ponctuée par les chocs saccadés des roues et des rails.
Dans cette remontée du train, je croise un petit vieux édenté qui tente de me parler un anglais apparemment correct mais malheureusement incompréhensible. Il a quatre-vingt ans et mange tous ses mots. Ancien membre de l’armée américaine, il tente de me raconter sa guerre. Entre le bruit du train et les syllabes qu’il ne peut plus prononcer faute de dents, je ne comprendrai que quelques bribes de son histoire. Il était mécanicien et travaillait sur les avions américains. Catholique, il est très fier de me montrer une immense croix pectorale qu’il cache sous sa chemise.
Soir : Le ciel se couvre, la lumière décline. Le temps devient orageux. Après une plâtrée de riz avec mes compères, ponctuée de plusieurs toasts à la bière, je regarde ma montre. Il est 19 heures. Cela fait 24 heures que je suis à bord de ce train. Nous sommes arrêtés dans une gare. Les échoppes lumineuses offrent tout ce dont les voyageurs peuvent avoir besoin : essentiellement à manger et à boire.
Deux tours de cadran c’est un peu vertigineux. J’hésite entre 24 heures perdues et 24 heures d’une richesse inattendue. Difficile d’en juger ainsi sur le moment. J’imagine que voyager ne se quantifie pas. Il n’est pas question de gagner ou de perdre quelque chose mais de se rendre d’un point A à un point B. La distance entre les deux et le temps pour la parcourir échappent définitivement à nos logiques comptables pour le pire et le meilleur. Cela n’appartient qu’à nous. Encore 9 heures !
Nuit : Sur la couchette du haut, je sens davantage le roulis du train. Tantôt il me berce tantôt c’est une désagréable sensation de ballottement. Mes trois compagnons, eux, se préparent à quitter le train. Ils ont remis leurs chemises, signe que l’arrivée est proche. Ils rassemblent la multitude de cadeaux qu’ils apportent à leurs familles et amis. Et puis ils attendent. Nul ne sait réellement à quelle heure le train entrera en gare.
Je suis trop grand pour ma couchette et obligé de me mettre de travers pour être entièrement allongé. Au début du voyage, cela n’avait pas d’importance, mais après 26 heures de trajet, j’en ressens davantage l’inconfort. Mes trois compagnons n’ont pas encore quitté le train mais déjà Grumpy s’agite pour refaire les couchettes. Après leur départ, il prend le temps de s’allonger sur l’une d’entre elles. Son repos sera de courte durée.
À la gare suivante, trois Vietnamiennes montent à bord et s’installent dans notre compartiment. Il est une heure du matin. Elles allument les lumières et parlent fort. La fin du voyage est cotonneuse après ce brusque réveil en pleine nuit. Le train arrive finalement en gare de Saigon avec une heure de retard. Une performance admirable sur un si long trajet avec toutes ses contraintes.
À 5h30, la ville est déjà une fourmilière. Une ambiance de petit matin règne pourtant dans les rues. Au Vietnam, on se lève tôt pour éviter la chaleur de la journée : il sera toujours temps de faire une sieste à l’heure la plus chaude. Le train crache son flot de passagers plus ou moins froissés par le voyage. Alors que nous avons tous vécu cette équipée ensemble sans forcément nous croiser, chacun va désormais de son côté mener son voyage à son terme. Pour moi, il s’agit maintenant de me repérer dans Saigon… Une nouvelle aventure.
Texte et photos : Antoine Besson