Dès le XIXe siècle, la présence française en Indochine se traduit par des naissances d’enfants métis, fruits de relations sexuelles - amoureuses ou forcées, passagères ou durables, rémunérées ou pas - entre colons et femmes du pays.
Les autorités françaises vont alors prendre conscience d’une « question eurasienne ». Le 8 novembre 1928, un décret règle le problème des enfants eurasiens non reconnus par leur père, car dans la quasi-totalité des cas, c’est le père qui est français. Le décret en question stipule que tout enfant né de père inconnu « mais présumé de race française » peut être considéré comme étant Français. Il sera complété 15 ans plus tard, en 1943, par la création d’un statut de « pupille eurasien d’Indochine ».
Logique coloniale oblige, le décret de 1928 est considéré comme « salvateur ». Il s’agit, ni plus ni moins, de « secourir » les métis en les extirpant d’un milieu jugé « malsain » (eh oui !) qui aurait pu les conduire à basculer du côté indigène de leur identité à double tranchant. Ce « sauvetage » - on ose à peine employer le mot - va s’opérer de différentes manières, dont la plus radicale consistera en l’extraction pure et simple de la colonie, pour un envoi en France métropolitaine. Faut-il le préciser ? Les mères n’auront pas leur mot à dire.
Déracinement et assimilation forcée
Déracinement, séparation d’avec la mère, assimilation forcée. Ces enfants vont vivre une expérience traumatique qui aujourd’hui encore demeure largement méconnue, mais qui rappelle, et à certains égards, celles des internats pour autochtones du Canada.
Un aller simple pour la France, donc, mais qui n’a justement rien de simple pour celles et ceux qui l’ont vécu, et dont l’histoire commence à peine à s’écrire.
Dès les années 1870, les enfants métis nés en Indochine sont recueillis par des institutions religieuses, mais aussi par des sociétés laïques telle que la Société d’assistance aux enfants franco-indochinois, créée en 1897 au Tonkin, l’actuel nord du Vietnam.
En 1939, la prise en charge s’intensifie avec la création de la fondation Jules Brévié, gouverneur de l’Indochine entre 1936 et 1939, qui finance de nombreux orphelinats et pensionnats à travers toute la colonie.
En 1946, cette fondation Jules Brévié va devenir la Fondation fédérale eurasienne, avant de prendre le nom de Fondation de l’enfance française d’Indochine en 1949, puis de Fédération des Œuvres de l’Enfance Française d’Indochine (F.O.E.F.I) en 1950, tout cela à l’initiative d’un certain William Bazé, lui-même eurasien.
Il faut dire qu’entre 1946 et 1949, le nombre d’enfants assistés augmente considérablement : de 2.000, il passe à 3.600 sur l’ensemble du territoire indochinois. Mais trois ans plus tard, en 1952, William Bazé fera état de la présence de 100.000 enfants métis. L’explication est simple. La guerre d’Indochine a amené sur place un important corps expéditionnaire, d’où cet afflux d’eurasiens, mais aussi d’afro-asiatiques.
Les enfants de la honte
Tout cela pose évidemment problème, d’autant que, du fait de leur métissage, ces enfants sont souvent considérés comme des « enfants de la honte » par une société vietnamienne alors en lutte contre la présence française.
Difficile, ici, de ne pas mentionner le récit autobiographique ô combien poignant de Kim Lefèvre, Métisse blanche. Fruit des amours illégitimes d’une jeune Tonkinoise et d’un militaire français qui l’abandonne, la petite Kim voit le jour à Hanoï à la veille de la Seconde guerre mondiale. Transgression raciale, collaboration avec le colonisateur : cette naissance marque la mère de Kim du sceau de l’infamie, et elle-même va devoir grandir en surmontant la triple difficulté d’être femme, bâtarde et métisse.
« Je n’avais cessé, depuis mon enfance, d’essuyer du mépris, des rejets, de la haine parfois, de la part d’un peuple que je considérais comme mien. C’est que je rappelais, à mon corps défendant, l’humiliante colonisation et l’arrogance du Blanc. J’étais le fruit impur de la trahison de ma mère, une Vietnamienne », écrit Kim Lefèvre.
La F.O.E.F.I en Indochine
Mais revenons-en à la F.O.E.F.I, puisque que c’est à elle que revient le règlement de ce douloureux problème. Au départ, la Fédération est surtout active sur le sol indochinois, et ce, dès le lendemain de la Seconde guerre mondiale.
Les enfants confiés à la Fédération bénéficient d’un contrôle médical suivi, de fournitures diverses et de trousseaux. Ils sont accueillis en internat et suivent leur scolarité dans des écoles libres.
Par qui sont-ils ainsi confiés? Par leurs mères, lesquelles agissent bien souvent sous pression familiale, et pour lesquelles c’est un véritable déchirement. Elles doivent en effet signer une décharge qui équivaut presque à un acte de séparation.
En 1949, la Fédération englobe des établissements qui lui appartiennent en propre et d’autres qui jouissent d’une certaine forme d’autonomie. Toutes ces œuvres suivent un programme commun. De plus, de nombreuses œuvres religieuses prêtent leur concours à la Fédération et suivent ses directives tout en restant indépendantes. Son activité s’étend ainsi à tout le territoire indochinois, avec en tout, 37 établissements fonctionnant sous le régime de la non-mixité.
C’est en 1947 que débutent les premières évacuations vers la France métropolitaine. Elles se font d’abord par bateau, puis par avion. Il y en aura jusqu’en 1975.
La F.O.E.F.I en France
Pour les organisateurs de ces déplacements, qui font naturellement assauts de bonnes intentions, il ne s’agit pas seulement de soustraire « toute une jeunesse aux pires turpitudes et au sort le plus misérable » (le Vietnam est alors en guerre, rappelons-le.), mais aussi - et surtout, l’expérience va le démontrer - d’assimiler de gré ou de force cette jeunesse à la population métropolitaine.
Aussi, dès leur arrivée en France au terme d’un périple de 30 jours en bateau ou de 30 heure en avion, les enfants Eurasiens vont-ils être sommés de tourner une page de leur vie ...
« Présumés français » : l’assimilation forcée des métis de l’Indochine - Retrouvez le prochain épisode de cette série en deux parties la semaine prochaine.