Juin 1954. Au palais des Nations, à Genève, c’est l’impasse. Le bloc communiste (U.R.S.S, République Populaire de Chine, république Démocratique du Vietnam…) est tout à fait disposé à chercher une solution négociée au conflit indochinois, mais jusqu’à présent, il se heurte à une mauvaise volonté affichée, tout aussi bien de la part des États-Unis et du Vietnam baodaïste que de celle de la France.
Avec le 70è anniversaire des accords de Genève arrivant bientôt, Le Petit Journal dresse cette série de quatre épisodes intitulée "Genève, 1954 : une sortie honorable". Retrouvez le premier et le deuxième épisode de cette série.
Juin 1954 à Paris, les lignes bougent. Le gouvernement Laniel tombe le 12, victime de ses éternels atermoiements. Conséquence directe : l’intransigeant Georges Bidault, qui était jusque-là le négociateur en chef de la France à Genève, est obligé de céder la place.
Et ce n’est pas à n’importe qui qu’il la cède. Pierre Mendès-France est l’un des rares hommes politiques d’envergure de la 4e République à avoir toujours réclamé des négociations directes avec le Vietminh.
Investi à la tête du gouvernement le 18, il s’octroie le portefeuille des Affaires étrangères et part pour Genève, tambour battant. Il se donne jusqu’au 20 juillet, pour parvenir à un accord, faute de quoi il enverra le contingent en Indochine… Le ton est donné…
Une fois sur place, il commence par rencontrer Pham Van Dong, à qui il serre volontiers la main : cette fois, la situation semble débloquée.
Pierre Mendès-France n’hésite pas à s’engager dans des négociations plus ou moins secrètes avec le Vietminh. Le 23 juin, il rencontre Zhou Enlai à l’ambassade de France, à Berne. Ce dernier lui expose la position chinoise : cessez-le-feu immédiat et reconnaissance de deux régimes politiques distincts, pour le Vietnam.
Le chef du gouvernement français rentre alors à Paris où il rencontre ses principaux conseillers pour l’Indochine, à savoir le général Ely et Jean Chauvel, lequel évoque une possible partition du Vietnam à hauteur du 16e ou du 17e parallèle…
La question n’est plus taboue : le nouveau gouvernement français ne s’estime pas tenu de respecter les engagements pris - imprudemment - par le cabinet de Joseph Laniel : les baodaïstes n’ont plus qu’à se le tenir pour dit.
Un Vietnam ou deux Vietnam : telle est la question
Mais justement, dans le Vietnam baodaïste aussi, les lignes commencent à bouger. Le 16 juin, Bao Daï a nommé un nouveau Premier ministre en la personne de Ngo Dinh Diem, un nationaliste convaincu, très anti-français et farouchement opposé à toute idée de partition, qui va très vite se révéler être l’homme de paille des Américains.
Quant à la position de ce Vietnam-là, elle se résume à un cessez-le-feu sans ligne de démarcation et à sorte de mise sous tutelle des Nations Unies devant préluder à des élections générales.
De son côté, la République Démocratique du Vietnam essaie tant bien que mal d’avancer ses pions. Le 28 juin, Ta Quang Buu, qui est l’un de ses négociateurs, suggère une ligne de partage au 13e parallèle… Mais pour le coup, ce sont les Chinois qui le ramènent à des ambitions plus modestes : Pékin veut bien d’un pays frère à sa frontière sud, mais ce frère-là doit être un petit frère, surtout pas un frère jumeau !
Le spectre d’une intervention américaine
Les Chinois ont une autre raison de pousser la République Démocratique du Vietnam à faire de larges concessions : si le bloc communiste se montre trop exigeant, les Américains risquent d’intervenir militairement sur le terrain, redoutent-ils. Leur analyse semble du reste partagée par Ho Chi Minh lui-même, qui, début juillet, réunit le Comité central du Parti communiste vietnamien auprès duquel il insiste sur la nécessité d’un règlement politique rapide pour couper l’herbe sous les pieds des Américains.
« Avant, notre devise était ‘la guerre de résistance jusqu’à la victoire’. Maintenant, au vu de la nouvelle situation, nous devons défendre une nouvelle approche fondée sur la paix, l’unification, l’indépendance et la démocratie », déclare-t-il à l’assemblée.
Le 10 juillet, les discussions commencent à s’accélérer, à Genève. Autour de la table des négociations, chacun commence à comprendre que la partition devient inévitable, la seule question étant de savoir où va se situer la ligne de démarcation.
A partir de là, deux délégations vont commencer à prendre leur distance avec les négociations en cours : la délégation américaine, qui campe sur des positions de principe, et la délégation du Vietnam baodaïste qui ne veut pas entendre parler de partition, même provisoire.
Car dans l’esprit des négociateurs de Genève, cette partition doit être provisoire et suivie d’élections générales. Sauf que là encore, c’est la cacophonie. Pham Van Dong, lui, suggère des élections placées sous la supervision de « commissions locales ». Les États-Unis, la Grande Bretagne et les trois Etats associés de l’Indochine suggèrent quant à eux une supervision de l’ONU. L’U.R.S.S, enfin, propose une commission mixte, composée d’un nombre égal de communistes et de non-communistes…
Pierre Mendès-France gagne son pari
Cela étant, les diplomates sont d’accord sur l’essentiel : il y aura deux Vietnam, un Vietnam communiste au nord et un Vietnam non-communiste au sud, et les Vietnamiens seront ensuite appelés à se prononcer sur le régime qu’ils souhaitent voir s’instaurer dans un Vietnam réunifié.
Le 20 juillet au soir, le Palais des Nations est en effervescence. Le 20 juillet, c’est la date-butoir qu’a fixé Pierre Mendès-France pour parvenir à un accord. Va-t-il y parvenir avant minuit ? Oui… C’est en tout cas ce que retiendra la version officielle, qui pour se faire, se réfèrera à la grande horloge de la salle des conférences, laquelle a été opportunément arrêtée, le temps que se règlent les ultimes détails ! Que n’aurait-on pas fait pour permettre au chef du gouvernement français de gagner son pari…
Accord conclu, donc. Il est convenu que les hostilités vont cesser au Vietnam, et que la France va en retirer ses troupes dans un délai de trois mois. Il est convenu aussi que le Vietnam va être - provisoirement - séparé en deux, avec, au nord du 17e parallèle la République Démocratique du Vietnam (capitale : Hanoï) et au sud la République du Vietnam (capitale : Saïgon). Il est convenu, enfin que des élections générales auront lieu en 1956, soit deux ans après le cessez-le-feu.
Sur la base d’une proposition de Zhou Enlai, une commission Internationale de Contrôle (CCI) réunissant l’Inde, le Canada et la Pologne est créée. C’est cette commission qui va être chargée de la supervision des élections à venir.
Mais c’est là que déjà, le bât blesse. Le Vietminh considère que cette commission doit se contenter de superviser et de contrôler la mise en œuvre de l’Accord de cessation des hostilités.
Mais il y a plus grave encore, les Etats-Unis et le désormais Sud-Vietnam refusent de signer la déclaration finale…
La raison et la paix l’ont emporté
Pour la France, en tout cas, cet accord acte bel et bien la fin de presque un siècle de présence en Indochine (le Laos et le Cambodge accèdent eux-aussi à une pleine indépendance).
C’est le général Henri Delteil qui le ratifie au nom de la France. Pour la République Démocratique du Vietnam, c’est Ta Quang Buu qui est chargé d’apposer sa signature…
Pierre Mendès-France sort donc victorieux de l’épreuve diplomatique, même si les milieux d’extrême droite commencent aussitôt à l’affubler du surnom de « bradeur de Genève ».
Dès le 21 juillet, il fait une déclaration restée fameuse:
« La raison et la paix l’ont emporté. Après des journées et des nuits de dures négociations, chargées tantôt d’anxiété et tantôt d’espoir, le cessez-le-feu a été signé. J’en exposerai demain le contenu à l’Assemblée nationale. Dès maintenant, vous en connaissez les clauses essentielles. Il en est qui sont cruelles, mais nous devons à nos soldats qui ont tenu là-bas, dans des situations souvent tragiques, d’avoir conclu à des conditions qui permettront à la France de continuer, dans la paix, à jouer son rôle en Extrême-Orient. En mon âme et conscience, j’ai la certitude que ces conditions sont les meilleures que nous pouvions espérer dans l’état présent des choses. Songeons ensemble à ceux qui, hélas ne reviendront pas, à ceux qui sont restés meurtris dans leur chair et dans leur cœur. Que notre pensée se tourne aussi vers ceux qui ont un être aimé, exposé sur le front ou prisonnier, dont les angoisses vont cesser, et vers les familles qui ont pu redouter pendant ces dernières semaines que leurs fils ne doivent partir à leur tour. C’est tout ce que je voulais vous dire ce soir. Je n’ai pas besoin d’exprimer les sentiments que j’éprouve car ce sont les vôtres », dit-il à la nation.
Pham Van Dong, lui, n’est pas en reste. Dans le discours qu’il prononce à lors de la séance finale de la conférence, il se montre magnanime.
« En particulier avec la France, qui est un pays connu par ses grandes traditions de liberté, la République Démocratique du Vietnam souhaite ardemment nouer des rapports de confiance et d’amitié très indispensables au rétablissement de la paix en Indochine et au règlement de toutes les questions qui y sont liées », dit-il alors.
Les cent jours de Hanoï
Dans le nord du Vietnam, les Français ont cent jours pour plier bagages. Aussi se hâtent-ils de liquider ce qui peut l’être et d’organiser un repli à la va-vite.
Mais ces cent jours correspondent aussi au délai qui a été imparti à la population pour éventuellement passer de l’un ou l’autre côté de la future ligne de démarcation. Dans la partie nord, c’est l’exode massif. Beaucoup de paysans, catholiques pour la plupart d’entre eux, veulent absolument passer sous le 17e parallèle : la perspective de vivre sous un régime communiste les effraie au point qu’ils abandonnent tout, y compris les tombes de leurs ancêtres.
Beaucoup d’entre eux choisissent de prendre la mer. Ils fuient dans de frêles embarcations. On ne les appelle pas encore boat people, mais ils sont bien les premiers, et leur sort est tout aussi tragique. Les Français font ce qu’ils peuvent pour les sauver et les aider dans leur exode, mais bien souvent c’est peine perdue.
Les soldats français, eux, ont encore une dernière formalité à accomplir : l’échange des prisonniers de guerre, qui, comme le veut la formule consacrée, ont bénéficié de la « clémence de l’Oncle Ho ». Sur les 10.000 de Dien Bien Phu, il n’en reviendra que 3.000.
Mais la France n’en a cure. Elle a définitivement tourné la page de l’Indochine, de cette « sale guerre » qui n’a que trop duré. Lorsque le 10 octobre, les hommes de Ho Chi Minh prennent définitivement possession de Hanoï, les Français regardent déjà ailleurs, vers cette Algérie où des troubles ont commencé à éclater.
Les troupes françaises, elles, se sont repliées vers le Sud-Vietnam, d’où elles seront définitivement chassées en 1956. Certains détachements restent encore dans le Nord, dans ce qu’on appellera le « réduit de Haïphong », qui sera définitivement évacué au printemps 1955.
A Saïgon, c’est désormais le règne des Américains bien tranquilles.
"Genève, 1954 : une sortie honorable". Retrouvez le quatrième épisode de cette série prochainement ...