8 mai 1954. Au Palais des Nations, à Genève, les diplomates s’apprêtent à discuter du sort de l’Indochine française. La veille, le camp retranché de Dien Bien Phu est tombé aux mains des soldats du Vietminh, autrement dit de la République Démocratique du Vietnam, celle-là même qui a été proclamée le 2 septembre 1945 à Hanoï par Ho Chi Minh. La France, qui voulait arriver à la table des négociations en ayant emporté une victoire décisive sur le terrain militaire, a été prise à son propre piège.
Avec le 70è anniversaire des accords de Genève arrivant bientôt, Le Petit Journal dresse cette série de quatre épisodes intitulée "Genève, 1954 : une sortie honorable". Retrouvez le premier épisode de cette série.
Cela fait huit ans, désormais, que la France se bat en Indochine et plus singulièrement au Vietnam, où le Vietminh - en principe un conglomérat de nationalistes venus de tous bords mais qui est en réalité ultra-dominé par le parti communiste vietnamien - a pris le maquis dès 1946, près de la frontière avec la Chine.
Cette guerre va connaître un tournant décisif en 1949 avec l’arrivée au pouvoir en Chine de Mao Tsé-Toung. Dès lors, le Vietminh se retrouve adossé à un « pays frère », et ses guérilleros se transforment petit-à-petit en de véritables soldats, nantis d’un armement digne de ce nom et surtout animés d’une véritable foi en la victoire : les commissaires politiques y veillent.
Mais cela, les Français l’ignorent ou à tout le moins font semblant de l’ignorer. La désastreuse évacuation de Cao Bang, en 1950, ne suffit pas à les convaincre que la partie est perdue. Ils en sont d’autant moins convaincus que le nouveau général en chef qui est envoyé en sauveur, le flamboyant Jean de Lattre de Tassigny, leur offre un sursis. Non content de repousser les assauts du Vietminh et de galvaniser le corps expéditionnaire, le « roi Jean » part à Washington solliciter l’aide des Etats-Unis. Son argument ? La guerre que mène la France en Indochine n’est pas une guerre de reconquête coloniale (la France a accordé une indépendance de principe au Vietnam dès 1949), mais une croisade contre le communisme. Des propos qui font mouche auprès du président Eisenhower, lequel va donc accepter d’aider la France dans son effort de guerre, mettant ainsi le petit doigt dans un engrenage qui va se révéler fatal à son pays.
Mais pour l’heure, c’est à Genève que se joue le sort de l’Indochine.
Les débats qui s’engagent sur les rives du lac Léman ne relèvent pas de la décolonisation. Pas seulement, en tout cas. La France y a d’ailleurs veillé en négociant de nouveaux traités, plus égalitaires, avec les trois Etats associés de l’Indochine, à savoir les royaumes du Laos et du Cambodge et le Vietnam baodaïste.
Mais en agissant ainsi, la France a feint d’ignorer l’existence du Pathet Lao, au Laos, et des Khmers Issarak, au Cambodge, qui du reste, ne sont pas invités à Genève. Elle ne peut ignorer, en revanche, la République Démocratique du Vietnam, qui de fait, n’est pas une simple rébellion armée, mais bel et bien un Etat, reconnu comme tel par tous les pays qui constituent le bloc communiste de la Guerre froide.
La conférence elle-même est placée sous une présidence alternée : tantôt soviétique, tantôt britannique. La bipolarité est-ouest est ainsi respectée.
Négocier ou éviter la négociation ?
Les délégations communistes sont favorables à la négociation. Dès le 2 mars, la République Populaire de Chine a prévenu l’U.R.S.S qu’elle souhaitait une partition du Vietnam à hauteur du 16e parallèle. Molotov semble se ranger à cet avis, qu’il considère comme une solution de repli, à défaut d’une souveraineté vietminh sur l’ensemble du territoire vietnamien, et à condition que cette partition soit suivie d’un référendum sur l’unification, après le retrait du corps expéditionnaire français.
Pour sa part, la République Démocratique du Vietnam ne remet pas en cause le principe d’une paix négociée, pourvu qu’elle y soit pleinement impliquée.
Côté occidental, la situation est plus baroque. Les Etats-Unis et les Etats associés d’Indochine souhaitent éviter la négociation. John Foster Dulles, le secrétaire d’Etat américain, quitte d’ailleurs Genève le 3 mai, soit cinq jours avant l’ouverture des débats sur l’Indochine, dans l’espoir de les faire échouer. Il laisse à son sous-secrétaire d’Etat, Walter Bedell Smith, le soin de conduire la délégation américaine. Cette attitude pour le moins surprenante découle notamment d’un refus de principe d’entériner le passage d’un nouveau territoire sous férule communiste. Pour ce qui est des Etats associés, on est face à un refus catégorique de faire la moindre concession à des mouvements qui sont considérés comme de simples rébellions. Dans le cas du Vietnam, vient s’ajouter le fait que Bao Daï a extorqué au gouvernement Laniel, comme prix de sa participation à la conférence, l'engagement écrit que la France refuserait toute partition du pays.
Ces tiraillements au sein du camp occidental font l’affaire des communistes qui, comme à leur habitude, se montrent beaucoup plus disciplinés. Il faut dire que Zhou Enlai et Pham Van Dong se sont au préalable répartis les rôles, et ce dès le mois d’avril à Moscou, au cours d’une rencontre organisée autour de Khrouchtchev et Ho Chi Minh.
Il a ainsi été convenu que la République Démocratique du Vietnam et la République Populaire de Chine, en tant que puissance asiatiques directement concernées, présenteraient des éléments de règlement, tandis que l’U.R.S.S, jouerait les arbitres et négocierait auprès des occidentaux.
« Après la paix, les ingérences américaines en Indochine devront cesser et la République Démocratique du Vietnam ménagera les intérêts économiques et culturels de la France sur son futur territoire », proposent les négociateurs vietminh.
Quid de la France ?
La France se présente à Genève sous les traits de Georges Bidault, son ministre des Affaires étrangères depuis juin 1953.
Georges Bidault n’est pas un inconnu pour le Vietminh, et a fortiori pas pour Pham Van Dong qui avait déjà eu maille à partir avec lui en 1946, à Fontainebleau, lorsqu’il était venu tenter la négociation de la dernière chance avec Ho Chi Minh.
Georges Bidault s’était alors montré particulièrement intransigeant. Intransigeant il était, intransigeant il est resté. A Genève, il refuse purement et simplement de rencontrer Pham Van Dong. Il refuse également d’entendre parler de partition du Vietnam.
Sa position est en fait dictée par le secret espoir de voir les Américains voler au secours de la France, sur le plan militaire au besoin. Déjà pour Dien Bien Phu, il en a été question. Et à Genève, John Foster Dulles continue à agiter la menace d’une intervention militaire pour faire pression sur les délégations communistes, et ce contre l’avis de la Grande-Bretagne et de son Premier ministre d’alors, qui n’est autre que Winston Churchill. Le vieux lion tient d’autant plus à minimiser les risques d’embrasement que son pays est une cible plus accessible à l’aviation soviétique que les Etats-Unis.
A Paris, la classe politique est ébranlée. Joseph Laniel, le chef du gouvernement, est, comme à son habitude, tiraillé entre une gauche qui réclame un cessez-le-feu en Indochine et une droite qui ne veut pas en entendre parler. Aussi tente-t-il de louvoyer et de ménager la chèvre et le chou.
Mais les députés français sont las de ces éternels atermoiements et ils veulent en finir avec cette question indochinoise qui les empoisonne. Aussi finissent-ils par renverser le gouvernement Laniel le 12 juin.
Quelques jours plus tard, le 19, ils portent à la tête du gouvernement le seul homme politique français qui a toujours été partisan de négociations directes avec le Vietminh : le radical Pierre Mendès-France. Exit Georges Bidault.
"Genève, 1954 : une sortie honorable". Retrouvez le troisième épisode de cette série prochainement ...