Le 28 mars 2025, dans les murs de l’Université de Montréal, l’Agence universitaire de la Francophonie ouvrait sa table ronde annuelle consacrée aux mutations du français dans le monde. En préambule, le recteur de l’AUF, Slim Khalbous, a livré une intervention dense, à la fois lucide et combative. Oui, le français progresse en nombre. Mais son poids culturel, scientifique et politique, lui, s’effrite.


Une croissance qui masque un recul
Dès les premières minutes de son intervention, Slim Khalbous plante le décor : « L’augmentation du nombre de locuteurs est réelle et incontestable. Mais l’influence qualitative du français, elle, recule. » Le diagnostic est sans ambiguïté. Si la francophonie compte aujourd’hui plus de 320 millions de locuteurs — contre 30 millions en 1950 — cette progression est due presque exclusivement à la dynamique démographique de l’Afrique. Or, ce bond en avant, s’il n’est pas accompagné d’une politique linguistique ambitieuse, risque de demeurer une illusion statistique.

Une francophonie marginalisée dans les savoirs
Mais c’est dans le champ des savoirs que le déclin est le plus alarmant. Slim Khalbous n’y va pas par quatre chemins : « Aujourd’hui, 94 % des publications scientifiques sont en anglais. Ce n’est pas acceptable. » Le français, pourtant langue officielle dans de nombreuses organisations internationales, est peu à peu relégué aux marges des grandes conversations intellectuelles. « Le multilinguisme institutionnel est de façade. Dans les faits, même à l’ONU ou à l’UNESCO, le français se fait discret. »
Le recteur dénonce une concentration inquiétante de la production scientifique entre les mains de quelques grands éditeurs privés anglo-saxons, dont cinq principaux acteurs américains contrôlent à eux seuls près des deux tiers du marché. « L’édition scientifique est devenue un secteur à très haute rentabilité, avec des marges dépassant les 40 %. C’est une industrie de l’influence, pas seulement du savoir. » Ce système, qui favorise les publications en anglais, ne laisse que peu de place à la diversité linguistique et aux visions du monde non anglo-centrées.
Pour Slim Khalbous, la conséquence est claire : « Ce n’est pas l’anglais en soi qui pose problème. Ce qui est inacceptable, c’est qu’il devienne le filtre exclusif par lequel le monde pense, écrit, publie et innove. » D’où l’urgence d’une diplomatie scientifique francophone ambitieuse, capable de défendre la place du français non comme une langue de substitution, mais comme une langue de production, de réflexion et d’excellence.

Reconnecter avec la jeunesse, cœur de cible
Pour Slim Khalbous, la reconquête du terrain francophone passe par une transformation en profondeur de la relation avec les jeunes. « Pendant trop longtemps, nous avons laissé à d’autres le soin de parler de francophonie aux nouvelles générations. Il est temps de reprendre la parole, directement. » L’AUF a ainsi misé sur une stratégie inédite de communication horizontale, en créant les Clubs Leaders Étudiants Francophones, désormais actifs dans 60 pays, de Dakar à Erevan en passant par Beyrouth et Hanoï. Ces clubs permettent à des milliers d’étudiants de se fédérer, d’échanger, de s’engager, dans une dynamique de co-construction et d’autonomie.
Le recteur évoque avec émotion l’Appel de Toulouse, rédigé en octobre 2024 par cette jeunesse francophone réunie pour imaginer « l’école de demain ». « Ce qui frappe, c’est que ces jeunes ne parlent pas seulement de technologie ou de compétences, mais de valeurs, de liens entre les peuples, d’éthique, de respect des langues et des identités. »
Loin des discours défensifs ou nostalgiques, ils appellent à une francophonie active, inclusive et ouverte sur le monde. Et, surtout, à une francophonie utile : « Pour qu’un jeune choisisse le français, il doit y voir une perspective, une opportunité, une promesse. »
C’est là que la dimension économique devient décisive. « La francophonie ne peut séduire les jeunes que si elle est aussi une langue de l’emploi, de l’entrepreneuriat, de l’innovation. »
Il plaide ainsi pour un renforcement de la francophonie économique, seule capable, selon lui, de transformer l’attachement culturel en engagement concret. « Pour beaucoup de jeunes, le français est encore perçu comme une langue du passé. À nous de prouver qu’il peut être aussi une langue d’avenir. »

Une langue en tension entre histoire, géographie et politique
Pour Slim Khalbous, il est illusoire de penser la francophonie comme un bloc homogène. « Il y a les pays où le français est langue officielle, ceux où il est langue de culture, d’enseignement, d’élite, et d’autres encore où il n’a qu’un statut fonctionnel ou secondaire. »
Cette diversité de statuts linguistiques rend l’analyse complexe mais essentielle, car elle conditionne directement les politiques éducatives, culturelles et diplomatiques mises en place.
Le recteur appelle à dépasser une vision uniforme de la francophonie. Selon lui, les dynamiques linguistiques ne peuvent se réduire aux frontières des États : elles se déploient aussi à l’intérieur même des territoires.
« Il existe, dans chaque pays, des contrastes profonds : entre les centres urbains et les zones rurales, entre les littoraux tournés vers l’extérieur et les régions de l’intérieur, entre les métropoles connectées et les périphéries délaissées. » Ces écarts géographiques recoupent souvent des clivages sociaux, historiques ou institutionnels, qui influencent directement la place du français. La vitalité de la langue dépend alors autant de la politique linguistique que des réalités locales : densité des écoles, présence des médias francophones, infrastructures numériques ou attractivité économique.
Il pointe également la responsabilité politique : « Trop souvent, même dans les pays dits francophones, il n’existe pas de véritable politique publique linguistique. » Et lorsque ces politiques existent, elles manquent parfois de vision, ou cèdent aux pressions du tout-anglais. Le recul du français dans certaines grandes instances internationales comme l’ONU, l’UNESCO ou la Cour internationale de justice, malgré son statut de langue officielle, en est selon lui un symptôme inquiétant.
« On assiste à une forme de renoncement tacite. Or, toute langue qui n’est plus promue dans les arènes du pouvoir est condamnée à se marginaliser. »
Et maintenant ?
Le tableau est sévère, mais l’ambition reste intacte. Pour Slim Khalbous, la francophonie scientifique est encore possible, à condition d’agir vite et collectivement. L’avenir du français ne repose pas seulement sur une carte démographique : il dépend des choix politiques, éducatifs et culturels que nous ferons aujourd’hui. Et s’il y a un continent où tout peut basculer, c’est bien l’Afrique. « Le succès de son développement sera celui de la francophonie. Le contraire serait dramatique. »
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