Chaque jour dans son école, la proviseure Anouch Hakobian passe devant la photo de son fils tué en 2020 lors de la précédente guerre au Haut-Karabakh.
La reconquête azerbaïdjanaise éclair de ce territoire en septembre a ravivé sa blessure et complique sa tâche: former des élèves "civilisés" tout en les préparant à une éventuelle guerre avec leurs voisins.
A la tête d'un groupe scolaire à Parakar, à l'ouest d'Erevan, cette femme de 48 ans a bien conscience de sa mission d'équilibriste dans un pays encore sonné par la perte de cette enclave en territoire azerbaïdjanais, considérée comme un berceau de la civilisation arménienne.
Depuis trente ans, les conflits au Haut-Karabakh n'ont fait que creuser le fossé entre les deux pays, notamment dans la jeunesse. Ils alimentent des flots de haine sur les réseaux sociaux.
Dans ce climat délétère, la proviseure Hakobian s'est fixée un cap: "Eduquer les élèves pour qu'ils deviennent des personnes civilisées".
"On a traversé tant d'épreuves et de guerres, on sait comment parler aux enfants", assure la cheffe de cet établissement propret où les 600 élèves, âgés de 6 à 18 ans, portent indifféremment un uniforme ou les vêtements de leur choix.
Le défi est, pour elle, également personnel: son fils de 27 ans est mort pendant les 44 jours de guerre livrés au Karabakh à l'automne 2020 contre les troupes azerbaïdjanaises.
Sur un tableau dans le hall d’entrée, sa photo est voisine d'une dizaine d'autres visages d'hommes tombés au combat pour cette enclave.
Selon la proviseure, l'école ne peut pas ignorer ce contexte et doit aussi participer à former de futurs combattants.
"On les éduque aussi pour qu’ils sachent se défendre, c’est un équilibre à trouver. Si l’Europe préfère le gaz (de l'Azerbaïdjan) plutôt que nous aider, on n’a pas le choix", dit cette femme au regard clair.
- Cours de stratégie militaire -
L'Arménie n’est pas en guerre contre l'Azerbaïdjan et n'a pas envoyé ses forces à la rescousse des sécessionnistes du Karabakh. Mais à Parakar, comme dans chaque école publique du pays, des formations militaires sont dispensées dès l'âge de 13 ans, souvent par des vétérans des combats dans l'enclave.
On y enseigne notamment les grades militaires, les différents types d'armement et, pour les garçons, à manier certaines armes, en préparation des deux années de service qu'ils devront accomplir à leur majorité.
"Je les prépare à se défendre, je leur apprends l'art militaire et l'histoire", énumère Sonbat Gasparian qui dispense ce cours à Parakar.
Il lui faut aussi répondre aux interrogations --"Qu’avons-nous fait ? Pourquoi nous attaquent-ils?"-- sans trop souffler sur les braises. "Bien sûr qu’il y a de la haine mais on leur apprend qu’on ne peut pas détester son voisin", dit-il, sans se faire trop d'illusions.
"On leur dit que c’est mieux de vivre en paix mais ils ont déjà des idées bien arrêtées", admet M. Gasparian.
Dans la salle des professeurs aux couleurs rose pâle, l'animosité affleure aussi chez les adultes à l'égard des "Turcs", terme que nombres d'Arméniens utilisent de manière péjorative pour désigner les Azerbaïdjanais.
"On ne les voit pas comme une vraie nation, ils n’existent que depuis cent ans et n’ont pas leur propre culture", assène la proviseure. Ici comme dans la capitale, l'animosité à leur égard semble parfois plus grande encore que vis-à-vis de la Turquie.
Professeur de biologie à Parakar, Eranahi Grigorian plaide pourtant l'apaisement. "Ce sont nos voisins, je n’ai rien contre eux parce qu'eux aussi perdent leurs enfants, c’est juste le gouvernement de Bakou qui veut étendre son territoire", souligne-t-elle.
Reste que tous jugent ici inéluctable une prochaine guerre pour le Karabakh. Anouch Hakobian cite un proverbe qui en dit long sur l'attachement à ce bout de terre: "Quand on mélange le sang et le sol, on fait naître la mère-patrie".