Explorateurs intemporels de l’art de rue, Jef Aérosol, Blek le Rat et Agrume partagent leur vision évolutive du street-art à travers les décennies. Des années 80, jusqu’aux années 2010, les trois artistes nous partagent leurs expériences, en passant de l’histoire du street-art, jusqu’à son rôle actuel dans la scène artistique mondiale, ainsi que son impact sur le tourisme.
Considérés comme les artistes pionniers du street-art français, Jef Aérosol et Blek le Rat font leurs débuts dans l’art urbain dès les années 80, à une époque où le street-art est davantage considéré comme de simples graffitis vandalistes. Comme son nom l’indique, Jef Aérosol cherche un sens à sa vie avec ses immenses fresques réalisées aux pochoirs et à l’aérosol. Quant à Blek le Rat, il s’engage socialement et politiquement avec ses pochoirs de petits rongeurs, ornant les rues de Paris, ainsi que ses silhouettes grandeur nature. Tous deux traversent les décennies de la profession, observant une évolution considérable du genre artistique, notamment sur la scène internationale.
De son côté, Agrume, jeune artiste lyonnais, découvre sa passion pour le street-art en 2010, au cœur de l’explosion artistique, en contemplant les collages et graffitis qui ornent les murs du quartier de la Croix-Rousse. Ses fresques et collages colorés échangent avec leur environnement, prenant presque vie, et gagnent considérablement en visibilité grâce aux réseaux sociaux.
Les trois artistes nous partagent leur vision du street-art au fil des années et au cours de leurs voyages.
Vous avez débuté le street-art au début des années 80 : comment percevez-vous l’évolution de ce genre artistique, notamment son évolution à l’échelle internationale ?
Jef Aérosol : J’ai débuté le street art en 1982, à une époque où le terme lui-même n’existait pas encore. On utilisait plutôt les mots « graffitis » ou « tags ». Le genre s’est davantage démocratisé au début des années 2000, principalement avec l’arrivée de Banksy sur la scène artistique. L’avènement d’Internet, puis des réseaux sociaux, ont marqué une révolution considérable dans la manière dont nous percevons et partageons notre art.
La dimension internationale du street-art a réellement pris son envol courant 2010, avec l’utilisation croissante des sites internet afin de partager instantanément des images dans le monde entier. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à être sollicité à l’étranger. Entre 2005 et 2015, j’ai eu la chance d’être invité à exposer et peindre sur des murs en Chine, au Japon, en Argentine ou au Brésil, par exemple.
Aujourd’hui, je voyage beaucoup moins.
Le 21ème siècle sera le siècle du street-art.
Blek le Rat : C’est incroyable comment cela a demandé un temps considérable : quand on pense que le premier graffiti intentionnel remonte aux années 60, avec l’artiste CornBread, aux États-Unis… Introduire quelque chose de nouveau dans le domaine artistique prend du temps à se développer et à être accepté par le grand public ; pour le street-art, cela a pris presque un demi-siècle. À mon avis, en 2024, nous ne sommes encore qu’aux prémices de ce mouvement. Je suis profondément convaincu que le 21ème siècle sera le siècle du street-art.
Parcours de collage au sein de Paris la défense. ©Agrume
Vers quelles techniques artistiques vous êtes-vous tournés ?
Agrume : Le choix du collage sur les murs m’est apparu comme le plus captivant, permettant d’insuffler des images dans l’espace public. C’était également l’occasion de rencontrer des passants, d’engager des discussions et de créer des univers imaginaires, perceptibles par tous. J’apprécie tout particulièrement cette technique artistique : sa fragilité, issue d’une fine pellicule de papier, rend mes œuvres éphémères, susceptibles d’être altérées par le climat ou même le passage humain.
Ces petites histoires éphémères que je crée peuvent être appréhendées ou non par le passant. Ainsi, je m’adresse à un public qui n’en n’est pas vraiment un.
Lorsque je travaille sur une fresque, l’approche diffère quelque peu : elle revêt un caractère plus institutionnel, mais demeure néanmoins captivante. La possibilité de travailler sur place offre aussi une dimension de pérennité de l'œuvre. Sa durabilité amène naturellement à une réflexion approfondie sur les personnes qui habitent aux alentours : je porte une considération plus poussée des conséquences de l'œuvre vis-à-vis du contexte qui l’entoure.
Blek le rat : Lors d’un voyage en Italie avec mes parents, j’ai découvert les vestiges de la propagande fasciste. À l’époque, je n’avais que dix ans, mais cette technique artistique a attiré mon attention. J’ai demandé à mon père de me l’expliquer : pendant la guerre, les soldats italiens utilisaient des pochoirs et de gros pinceaux (les bombes de peintures n’existaient pas à l’époque) pour reproduire le portrait de Mussolini. Avec mon ami Gérard, nous avons donc décidé d’imiter cette pratique sur les murs du 14ème arrondissement, en hiver 1981. J’ai commencé par reproduire des rats, car ces animaux pullulaient dans les rues de Paris, même dans le métro. Gérard, quant à lui, créait de petits personnages. Notre duo s’est vite séparé, et j’ai donc continué seul, m’orientant vers un art de plus en plus engagé. C’est à ce moment-là que j’ai adopté le pseudonyme de Blek le Rat, en référence à Blek le Roc, une bande-dessinée italienne que l’on s’échangeait à l’école, dans les années 60. Plus tard, j’ai rencontré l’artiste de rue américain Richard Hambleton, spécialisé dans la peinture de grandes silhouettes noires de 2m50. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à créer des pochoirs de taille humaine.
Quel message cherchez-vous à transmettre à travers votre art ?
Jef Aérosol : Je ne cherche pas nécessairement à transmettre de messages précis. L’art, selon moi, n’a pas besoin d’un objectif précis, mais il a une raison d’être. Il peut exprimer quelque chose, chercher à partager des sentiments enfouis, difficiles à exprimer au quotidien. Mais l’essentiel réside dans le désir de partager et de transmettre, sans nécessairement chercher à atteindre un public en particulier. Dans le processus artistique, le spectateur joue un rôle essentiel : en rencontrant une œuvre, il peut retrouver en lui-même des émotions profondes. Il n’est nullement indispensable de créer en fonction d’un public ou d’un objectif défini : l’essentiel demeure dans l’éveil d’une émotion et la transmission de ces sentiments.
La perception d’une œuvre varie considérablement en fonction de l’expérience du spectateur
Agrume : Réaliser un collage en ville est une démarche purement gratuite, un moyen de m’exprimer et de représenter ce que je souhaite. Ce que je cherche à transmettre, et ce qui m’anime le plus dans mon travail, c’est la possibilité de dire et de représenter, tout en intégrant ce message au décor qui entoure mon œuvre. Mes animaux, mes plantes et les divers personnages interagissent avec le contexte extérieur. Ce qui me plaît également, c’est de rester à proximité du collage, une fois celui-ci achevé, et d’observer les réactions des passants. Certains passent sans rien remarquer, d’autres manifestent leur étonnement, et certains en revanche n’apprécient pas, assimilant ma création à de la dégradation publique. La perception d’une œuvre varie considérablement en fonction de l’expérience du spectateur, et c’est précisément cette diversité de réactions que je trouve captivante.
Blek le Rat : Mes œuvres abordent fréquemment des thèmes sociaux et politiques. J’ai beaucoup travaillé sur les « homeless », les sans-abris, au début des années 2000. Par la suite, je me suis penché sur des sujets plus actuels, tels que l’enlèvement de Florence Aubenas en Irak, le 5 janvier 2005. À cette époque, sa disparition, ainsi que celle de son guide irakien Hussein Hanoun, étaient très peu médiatisées. J’ai donc collé des portraits d’elle sur les murs des plus grandes rédactions et chaînes de télévision de Paris. J’ai même eu l’occasion de la rencontrer après sa libération. Et puis, plus couramment, il y a le rat, qui est devenu ma signature.
Dans quels pays avez-vous exposé vos créations et quels sont ceux avec lesquels vous êtes le plus familier ?
Jef Aérosol : Les pays où j’ai le plus souvent exposé mes œuvres, à l’exception de la Belgique qui est plus proche géographiquement, sont les États-Unis.
Ma démarche artistique ne privilégie cependant pas un pays par rapport à un autre. Mon travail ne s’inscrit pas réellement dans la logique des graffeurs et des graffitis, et je n’ai jamais cherché à susciter le buzz ou à devenir célèbre. Pour moi, peindre face à la Tour Eiffel ou sur la muraille de Chine n’a pas plus d’importance que de créer dans un petit quartier lillois ou parisien. L’essentiel réside dans l’expression du message, dépassant la simple dimension touristique ou carte postale.
Agrume : J’ai commencé le street-art à Lyon, ma ville d’origine, puis j’ai étendu mes activités dans plusieurs villes de France, notamment Paris. Du côté de l’international, j’ai posé quelques collages à Madrid, Londres et Berlin. À chaque voyage, j’en profitais pour ajouter une touche artistique, spécifique à l’endroit. Mais ce n’est pas quelque chose qui était dans mes projets initiaux. Ma démarche artistique s’inscrit davantage dans la spontanéité ; je prends les choses comme elles viennent. Si l’idée de poser des collages à l’étranger est cohérente avec un projet en particulier, je le ferai à ce moment-là, sinon cela n’aurait pas nécessairement de sens pour moi.
Il y a un immense fossé avec la France, un pays qui ne prend pas soin de ses artistes.
Blek le rat : J’expose là où on me demande d’exposer, je n’ai plus l’âge pour les choses illégales. En France, on ne me demande rien. Je suis donc beaucoup allé aux USA, mais aussi en Grande-Bretagne. J’ai fait une exposition à Londres, en mars dernier, et une prochaine en mai, au Woodbury House.
Les villes de Los Angeles, New York et San Francisco sont des villes qui me tiennent particulièrement à cœur, là où il y a une véritable reconnaissance de mon art. Il y a un immense fossé avec la France, un pays qui ne prend pas soin de ses artistes.
Selon vous, le street art peut-il contribuer à l’attraction touristique d’une ville, d’une région ou d’un pays ?
Jef Aérosol : Le street-art contribue significativement à l’attraction touristique, notamment depuis l’émergence des réseaux sociaux. Un exemple concret de cette dynamique est l’artiste Invader, qui a réussi à boucler la boucle en transformant son art en une véritable chasse au trésor. Son travail, initialement inspiré par le détournement de jeux vidéos, a su revenir à ses racines en incitant les gens à jouer sur leur smartphone, à la recherche de ses mosaïques, afin de récolter des points.
De mon côté, suite à l’essor d’Internet, j’ai par la suite été sollicité plusieurs fois par des agences de voyages, des guides touristiques et même des compagnies de transport, à l’instar de Eurostar. Mes fresques du Sacré-Coeur, de la Tour Eiffel et du Louvre apparaissent par exemple dans plusieurs de ces guides touristiques.
Bien que cela fasse partie de la réalité actuelle, c’est quelque chose qui m’échappe, car ce n’était pas dans mon objectif premier. Je reste sceptique face aux phénomènes de mode et de buzz, particulièrement lorsque des artistes cherchent à exploiter opportunément cette tendance pour se faire connaître ou gagner de l’argent. La prolifération excessive d’art urbain peut nuire à son essence même. Dans tous les domaines, la passion devrait être la base de toute démarche.
Mon objectif n’est pas simplement d’insuffler de la joie et de la bonne humeur dans la ville, bien que cela soit une conséquence positive.
Chaque ville possède ses propres artistes, chacun apportant sa culture et ses valeurs distinctes.
Agrume
Agrume : Le street-art peut effectivement contribuer à l’attraction touristique d’une ville : les artistes expriment des éléments en résonance avec le lieu dans lequel ils vivent et celle qu’ils connaissent intimement. Chaque ville, que ce soit Lyon, Madrid ou Londres, possède ses propres artistes, chacun apportant sa culture et ses valeurs distinctes. Ainsi, émergent des créations artistiques qui reflètent des aspects spécifiques à chaque lieu.
Le street-art s’adapte de manière unique à l’architecture et à l’ambiance de son environnement ; il s’agit d’ailleurs du fil conducteur de mes œuvres. Cette interaction entre l’art et le contexte urbain crée des œuvres intimement liées à leur emplacement, renforçant ainsi l’identité de la ville. L’association entre l’art et le contexte local devient une caractéristique propre à chaque endroit, qui contribue d’une certaine manière à l’attrait touristique, effectivement.
Blek le Rat : Aux États-Unis, absolument. On le constate dans les quartiers de Miami, Los Angeles ou San Francisco. Cependant, le street-art a longtemps été perçu comme une forme de vandalisme. Malgré cela, l’engouement du public a progressivement conduit à son acceptation sociale. Dans de nombreux pays, cependant, il est encore considéré comme une atteinte aux biens. Récemment, j’ai été confronté à cette réalité en Argentine, où un policier m’a réprimandé : « C’est peut-être accepté dans votre pays, mais ici, il s’agit d’une dégradation. ».
Il reste malgré tout indéniable que des artistes à l’image d’Invader ou Banksy, que j’admire énormément, ont réalisé un travail considérable dans les villes du monde entier.