Édition internationale
Radio les français dans le monde
--:--
--:--

Vincent Liegey : « La décroissance entend responsabiliser les citoyens »

Vincent Liegey auteur de Fake or not sur la DécroissanceVincent Liegey auteur de Fake or not sur la Décroissance
Écrit par Capucine Taconet
Publié le 23 septembre 2021

Utopie pour certains, liberticide pour d’autres, la décroissance est au cœur des débats écologiques. Face à toutes les contradictions qui circulent sur ce courant, lepetitjournal.com a décidé de poser ses questions à Vincent Liegey, chercheur spécialiste de la décroissance. À l’occasion de la parution de son nouveau livre « Décroissance, Fake or not ? », le chercheur décrypte les idées qui gravitent autour du sujet. Qu’avons-nous à apprendre de la décroissance ?

 

La décroissance est un courant de pensée né dans les années 1970 qui s’oppose à la croissance en tant que critère de mesure du bien-être de la société. Les décroissants considèrent que l’innovation technique ne suffira pas à ralentir le réchauffement climatique, mais que la société doit au contraire adopter un mode de vie frugal. Ils cherchent ainsi à définir nos besoins vitaux et à y répondre de façon soutenable, conviviale et juste. Cependant, sur ce sujet clivant, y compris chez les écologistes, on peut lire de nombreuses informations, parfois contradictoires. Vincent Liegey, chercheur et essayiste spécialiste de la décroissance, a répondu à nos questions à l’occasion de la publication de son livre « Décroissance, Fake or not ? », afin de démêler le vrai du faux.

 

La décroissance veut replacer l’économie à sa place, pour qu’elle ne soit pas tout, mais seulement un moyen de parvenir à davantage de justice sociale et environnementale

Depuis quand travaillez-vous sur ce sujet de la décroissance ?

 

Je suis ingénieur de formation, et j’ai toujours été intéressé par l’économie. Ma culture politique est ancrée dans l’altermondialisme. Lorsque je suis parti vivre en Hongrie, j’ai découvert les réseaux altermondialistes hongrois, très avancés sur les questions écologiques. J’ai commencé à aborder la décroissance lorsque j’ai étudié les limites physiques de la croissance, dans les années 2006-2007. Ces mêmes années, on atteignait le pic de production du pétrole et le monde connaissait une crise majeure face à l’augmentation de son prix. Ces limites de la croissance sont visibles dans beaucoup d’autres domaines aujourd’hui, tels que le travail, avec les « bullshits jobs », ces emplois qui n’ont aucun sens, et les emplois contraints, dans lesquels les personnes sont amenées à faire des choses profondément en désaccord avec leurs valeurs. La décroissance veut replacer l’économie à sa place, pour qu’elle ne soit pas tout, mais seulement un moyen de parvenir à davantage de justice sociale et environnementale. La collapsologie a un temps permis de dépolitiser le débat par l’approche scientifique des limites physiques. Mais face aux peurs que génère la théorie de l’effondrement, elle ne propose pas suffisamment de réponses pour être complètement satisfaisante.

 

La croissance verte est elle-même basée sur une utopie, celle de l'innovation technologique

Aujourd’hui on parle beaucoup de croissance verte, pourquoi ne suffit-elle pas ?

 

Les médias parlent surtout de la croissance verte, qui est en réalité elle-même basée sur une utopie. La croissance verte fait le pari que l’innovation technologique va nous sauver, peu importe les problèmes. Or, aujourd’hui, nous avons suffisamment de recul sur les énergies renouvelables pour savoir qu’aucun endroit dans le monde ne peut survivre grâce à elles. C’est une impasse.

 

Une partie grandissante des Français s’intéresse à la décroissance. Il y a en fait de grandes attentes sur ce sujet

Le projet de société visé par la décroissance paraît très utopique. Est-ce que c’est vraiment viable ?

 

La décroissance n’est pas souvent prise au sérieux, et lorsqu’on la présente comme une alternative crédible à notre système de société actuel, cela fait sourire nos interlocuteurs. Beaucoup de médias considèrent que la décroissance est trop utopique. Pourtant, lorsqu’on regarde les sondages, on peut voir qu’une partie grandissante des Français s’intéresse à la décroissance. Il y a en fait de grandes attentes sur ce sujet. Deux études ont été publiées récemment et montrent que les Français considèrent que la décroissance est plus adaptée que la croissance verte pour répondre à des problèmes de justice sociale et environnementale. Bien sûr, la décroissance est utopique. Nous considérons effectivement que nous avons besoin d’espoir. L’utopie de la décroissance, c’est celle de la convivialité, du care, de l’entraide. Elle échouera peut-être, mais à l’inverse de la croissance verte, cela n’a pas encore été prouvé.

 

Il est plus compliqué de se remettre en question à cinquante ans, qu'à vingt ans ; pour autant la décroissance n'est pas qu'une question générationnelle

Est-ce qu’il y aussi une question générationnelle autour de l’intérêt pour la décroissance ?

 

C’est vrai que beaucoup de jeunes s’intéressent à la décroissance, et on observe presque un renversement éducatif, car ce sont souvent les enfants qui sensibilisent leurs parents aux problématiques environnementales, féministes… Cependant, je ne crois pas que la décroissance soit réellement un marqueur générationnel. Je rencontre des parents qui se plaignent du consumérisme de leurs enfants, tandis que d’autres se font constamment reprendre par leurs jeunes, qui estiment qu’ils n’en font pas assez pour préserver l’environnement, ou qui leur reprochent certains comportements sexistes. Il n’y a donc pas qu’un facteur générationnel, cela dépend. Bien sûr, il est plus compliqué de se remettre en question à cinquante ans, qu’à vingt. Néanmoins, la décroissance est un projet qui mobilise des personnes avec des profils très différents.

 

La décroissance pose de nouvelles questions et nous demande d’être créatifs pour apporter de nouvelles solutions

Est-ce que vous discutez avec des dirigeants et dirigeantes d’entreprise de ces enjeux ?

 

Je rencontre de nombreux entrepreneurs qui se rendent compte des limites de la croissance et veulent amorcer une forme de décroissance. Mais eux aussi sont pris dans des contradictions. Par exemple, la bouteille en plastique est un marché qui offre du travail, mais qui pollue énormément. Face à cela, une entreprise peut décider d’opérer une reconversion industrielle pour fabriquer des gourdes. Fini alors le problème de pollution. En revanche, la gourde ne crée pas de croissance, avoir une ou deux gourdes par personne suffit amplement. En outre, une fois que tout le monde possède une gourde, que fait l’entreprise ? La décroissance pose donc de nouvelles questions et nous demande d’être créatifs pour apporter de nouvelles solutions.

 

Une convention d’entrepreneurs pour le climat s’est créée de façon spontanée, en suivant l’exemple de la convention citoyenne pour la transition écologique qui s’est tenue en 2019

Quelles sont les solutions qui vous paraissent les plus pertinentes aujourd’hui face aux problèmes que vous décrivez ?

 

L’une d’entre elle est le partage du temps de travail : travailler moins, mais permettre à tout le monde de travailler. Aussi, la reconversion industrielle est un levier important pour maintenir les emplois, mais dans certains cas cela n’est pas possible. Je suis convaincu que nous avons besoin de reconversions vers de nouveaux métiers, dans le soin, dans l’intelligence collective pour réfléchir à la façon dont vivre la démocratie. Beaucoup de solutions restent à inventer, dans la concertation et le dialogue. Récemment, une convention d’entrepreneurs pour le climat s’est créée de façon spontanée, en suivant l’exemple de la convention citoyenne pour la transition écologique qui s’est tenue en 2019. C’est de ce genre d’initiatives que peuvent surgir de nouvelles solutions.

 

La crise des gilets jaunes a montré que ce changement n’est pas accessible à tous

Est-ce que ce changement de mode de vie est accessible à tous ?

 

Changer radicalement son mode de vie n’est en effet pas accessible à tous. En 2014, j’ai quitté deux emplois pour me tourner vers une activité qui avait davantage de sens, et pouvoir démissionner était un privilège. La crise des gilets jaunes a montré que ce changement n’est pas accessible à tous, d’où la nécessité d’accompagner sereinement toute la société. La taxe carbone qui avait été mise en place dans un but vertueux pour l’environnement, a eu un effet complètement négatif, en accroissant les tensions sociales et en annulant toute possibilité de changement. Nous devons travailler collectivement pour vivre ensemble et recréer du lien.

 

Dans nos sociétés ultra libérales, consuméristes, tout n’est pas régi par des logiques de profits et de croissance. Il faut rendre visible tous ces liens invisibles qui nous unissent différemment : le partage, l'entraide...

Comment renverser notre modèle de société basé sur la consommation ?

 

J’ai pour habitude de dire qu’il faut rendre visible l’invisible. Dans nos sociétés ultra libérales, consuméristes, tout n’est pas régi par des logiques de profits et de croissance. Il y a d’autres logiques, plus discrètes, qui interviennent : des logiques de partage, de sobriété. Lorsqu’on assiste à un accident dans la rue, notre premier réflexe n’est pas de réfléchir à la façon de faire du profit sur cet accident, mais d’aider. L’entraide informelle existe au quotidien entre voisins, dans les familles, entre connaissances, ainsi que par le bénévolat. En France, on compte 12 millions de bénévoles. Cela montre que beaucoup de pans de la société sont déjà décroissants.

 

La croissance doit être soutenable et conviviale : le lien social est notre premier besoin, en tant qu’humain

Dans votre livre, vous insistez sur le fait que la décroissance doit être conviviale. Comment y parvenir ?

 

La décroissance doit être soutenable et conviviale. Nous considérons que le lien social est notre premier besoin, en tant qu’humain. D’où la situation intenable pendant le confinement lorsque toutes les activités culturelles ont été jugées « inessentielles ». La créativité doit être cultivée au sein de la société et nous devons réorienter les talents dans la culture parce que les relations humaines au travail sont souvent négligées dans les milieux artistiques et publicitaires. L’art peut jouer un rôle central dans notre prise de conscience vers un changement.

 

La décroissance n'est pas liberticide, mais elle fait appel à notre bon sens

Ce mode de vie implique quelques sacrifices ; peut-il vraiment devenir un projet de société ?

 

Le but de la décroissance c’est d’être conscient des conséquences réelles de nos choix. Il est facile d’oublier tout ce qu’implique certains achats, comme celui d’un smartphone par exemple. Nous ne sommes pas confrontés tous les jours aux enfants qui extraient le cobalt dans les mines pour fabriquer notre téléphone, et nous ne rendons pas compte de l’impact réel de notre consommation sur la planète et sur les autres. Souvent, on reproche à la décroissance d’être liberticide, de nous enfermer dans un cadre étouffant et moralisateur. Pourtant il s’agit la plupart du temps de faire preuve de bon sens. Lorsqu’un enfant veut manger dix glaces par jour mais que ses parents refusent, ils ne le font pas pour le priver de liberté, mais par bon sens, parce qu’ils savent que c’est mauvais de manger trop de glaces. La décroissance entend responsabiliser les citoyens et citoyennes, pour parvenir à des décisions de bon sens et pacifier au maximum les conflictualités.

 

Il faut créer du lien entre les mouvements décroissants autour du monde : nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres 

La décroissance est-elle seulement un mouvement européen ou bien mondial ?

 

Si la décroissance concerne surtout les plus riches, habitués à une consommation importante, on trouve des échos de ce mouvement partout dans le monde. En Chine, des jeunes contestent le travaillisme en s’allongeant par terre dans des lieux publics. En Amérique Latine, beaucoup de militants luttent contre l’extractivisme et revendiquent ce lien sacré à la Pachamama, la « Terre mère ». Il faut créer des discussions et du lien entre tous ces mouvements, car nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres.

 

Les petits gestes individuels sont importants, mais pas suffisants

Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui veut engager une démarche décroissante ?

 

Les petits gestes individuels que chacun peut poser sont importants, mais pas suffisants. Lorsque l’on commence à remettre en question son mode de vie et de consommation, on peut vite se sentir dépassé(e) face à l’ampleur du changement que cela appelle. Le mieux est donc de ne pas rester seul(e) et de rejoindre ou de créer un groupe qui réfléchit et agit face à ces problématiques.

 

Décroissance de Vincent Liegey Fake or not

Pour vous procurer Décroissance de Vincent Liegey, collection Fake or Not ?, chez Tana éditions, rendez-vous ici.

Pensez aussi à découvrir nos autres éditions