En cette année de jubilé d’or pour la reine Margrethe, et alors que toute l’attention se tourne vers la famille royale du Danemark, Le Petitjournal.com Copenhague a rencontré Tina Lorien pour parler de celui qui a donné son nom au Lycée français de Copenhague, le Prins Henrik de Danemark. Au fil de l’évocation de ses souvenirs, la galeriste, aujourd’hui installée à Frederiksberg, dévoile un pan moins connu de l’existence et de la personnalité du prince : celui d’artiste.
Loin de l’image controversée d’un prince au caractère trop bien trempé souvent offerte par les médias, celle qui travailla main dans la main avec Henrik de Danemark à la réalisation d’agrandissements de ses œuvres sculptées peint un autre visage du plus français des princes danois. Elle raconte l’amour du prince Henrik pour toutes les formes d’expression artistique, son engagement en tant qu’artiste et son souci d’associer ceux qui lui étaient chers à sa création.
Un artiste insatiable et touche à tout
Féru de culture, lettré, collectionneur de jade, d’art asiatique et d’art africain (qui constitueront pour lui d’inépuisables sources d’inspiration tout au long de sa démarche créatrice), le prince Henrik était lui-même un artiste accompli. Créatif à la curiosité insatiable, touche à tout, il partage la même fascination que son épouse, la reine Margrethe II de Danemark, pour la littérature et l’archéologie, s’intéresse au design, conçoit du mobilier, crée des bijoux, compose de la musique, sculpte, peint, publie plusieurs recueils de poèmes et écrit même, en gastronome averti, des recettes de cuisine.
Dès la fin des années 1960, il travaille le bronze, mais aussi l’argile et la pierre. Sa soif de créer et son intérêt pour chacune des étapes du processus de production des œuvres en font un fin connaisseur des techniques propres à chaque matériau. Toutefois, pris par ses engagements officiels, il ne peut faire de la sculpture qu’une activité secondaire. Ses créations ne sont alors destinées qu’à un petit cercle d’intimes, et il ne peut s’impliquer personnellement dans la production en grand format de ses œuvres sculptées.
Une rencontre italienne : Pietrasanta et les premières productions monumentales
À mille lieues de la cour du Danemark, la danoise Tina Lorien, designer et photographe de formation, part par amour vivre en Italie en 1991. Elle y fait la rencontre d’un compatriote : le sculpteur Jens-Flemming Sørensen. Installé depuis quelques années à Pietrasanta, il propose à la jeune femme de l’assister dans la production de ses œuvres. Tina Lorien ne possède alors aucune expérience dans le domaine de la sculpture, ignorant tout du monde de la fonderie d’art et du travail du marbre. Mais son œil avisé de photographe et d’amatrice d’art l’aident à rapidement trouver ses marques. Elle développe une véritable fascination pour cet univers nouveau et le processus de moulage et d’agrandissement des sculptures. C’est le début d’une longue collaboration, qui durera jusqu’au décès de Jens-Flemming Sørensen, en 2017.
Parallèlement, au début des années 1990, le secrétaire de Son Altesse Royale le prince Henrik de Danemark contacte l’atelier de Jens-Flemming Sørensen : le prince cherche à faire réaliser des moulages de certaines de ses œuvres, afin de les agrandir en bronze et en marbre. Ayant exécuté par le passé des œuvres pour les demeures royales, dont la sculpture Et sted mellem drøm og virkelighed (« Un lieu entre rêve et réalité »), installée en 1977 à Marselisborg Slot, et une fontaine pour le château de Cayx, propriété de la famille royale de Danemark depuis 1974 située en France, dans le Lot, c’est tout naturellement que Jens-Flemming Sørensen se voit confier l’agrandissement des sculptures du prince Henrik. Cette tâche, coordonnée par son atelier – dont fait partie Tina Lorien – débute ainsi à Pietrasanta, dans la fonderie de bronze avec laquelle il travaille habituellement.
Le début d’un dialogue créatif
« Lorsque l’on agrandit une sculpture, cela ne peut pas être fait de façon mathématique, » explique Tina Lorien. « Il faut évidemment connaître et maîtriser certains détails pour passer d’une échelle à l’autre sans trahir la forme originelle, tout en s’adaptant aux contraintes spécifiques à chaque matériau. »
L’atelier commence donc à documenter chaque étape du processus d’agrandissement des œuvres par des photographies, transmises à la maison royale, de telle sorte qu’un dialogue constant se met rapidement en place afin que les agrandissements restent aussi fidèles que possible aux œuvres originales. C’est ainsi que Tina Lorien commence à collaborer avec la Maison royale, puis peu à peu, avec le prince Henrik directement.
Parmi les œuvres auxquelles travaillent les artisans de Pietrasanta figure, dès 1992, La Main du créateur, dont l’original est une main de petit format, de la taille de celle d’un homme.
Les dernières années : retraite et créativité
Progressivement, durant les dernières années de sa vie, le prince Henrik prend une sorte de « retraite » qui lui permet de jouir d’une plus grande liberté. Le temps dont il dispose, il le consacre à ses différents loisirs. C’est ainsi qu’au cours des cinq ou six dernières années de sa vie, la relation créatrice qu’il entretient avec les ateliers de Pietrasanta se renforce considérablement. Le Prince, qui n’apprécie rien tant que de pouvoir « mettre la main à la pâte », au sens littéral de l’expression – rien tant que de pétrir l’argile, de la façonner et de participer ensuite à la re-création de ses sculptures en grand format, peut enfin pratiquer la sculpture à sa guise.
Il rencontre désormais régulièrement Tina Lorien pour discuter de l’avancement de ses projets, voyage en personne en Italie, se joint aux ouvriers de la fonderie et se rend auprès des sculpteurs des marbreries, pour travailler à leurs côtés. Ainsi participe-t-il activement et avec un plaisir non dissimulé aux travaux d’agrandissement. Il côtoie, comme l’un des leurs, les artistes des studii italiens. Les fonderies sont pourtant des lieux de travail rudes et parfois dénués du confort le plus élémentaire ; mais le prince n’y accorde aucune importance et ne se préoccupe que de son art :
« Un jour qu’il était venu se mettre à l’ouvrage, on s’aperçoit qu’il n’y a pas la moindre veste de travail à sa taille, » raconte Tina Lorien. « Alors, il prend une immense housse de couette et la noue autour de son cou pour pouvoir travailler. Cela ne lui importait absolument pas ! Il était d’une très grande simplicité et considérait chacun comme un égal, à la fonderie. Il accordait de la valeur au travail, à l’expertise, à la maîtrise et aux connaissances de chacun dans son domaine. Il s’assurait d’ailleurs que tous soient à l’aise en sa présence et portait une grande attention aux plus infimes détails de la vie et de la personnalité de chacun de ceux qui travaillaient à ses côtés. »
Libéré d’une partie de ses obligations, le prince-artiste est prolifique et s’embarque dans de nouveaux projets à un rythme effréné, comme s’il savait que le temps lui était compté. Il conçoit notamment de grands monuments, dans un premier temps destinés aux seuls membres de sa famille, puis commence à envisager de faire entrer certaines de ses sculptures monumentales dans l’espace public. L’un des projets lui tenant le plus à cœur était celui de quatre mains sculptées symbolisant la reine, leurs deux fils et lui-même : le prince Henrik souhaitait cristalliser dans le bronze l’unité de leur famille et l’amour mutuel qu’ils se portaient, et exposer cette sculpture aux yeux de tous.
Grâce au soutien financier de proches et de mécènes, la production de ses projets artistiques est assurée. Chaque fois, l’on veille à ce que deux pièces sont réalisées, de telle sorte qu’il puisse lui- même toujours conserver une copie de l’œuvre finale pour sa propre collection. Ces soutiens amicaux et financiers facilitent évidemment sa démarche créatrice et rendent possible, en même temps que la création de sculptures de petit format, celle d’œuvres de taille plus monumentale.
Élan créateur et inspiration
Tandis que le prince Henrik sculpte à une cadence soutenue à la fin de sa vie, son style continue de s’affirmer en suivant la ligne directrice qui se dégageait dès les premières productions, inspirées par des sources bien définies.
Pour lui qui a passé les cinq premières années de sa vie et une partie de son adolescence au Vietnam, puis a étudié le chinois et le vietnamien à l'École Nationale des Langues Orientales à Paris, les arts d’Asie sont intrinsèquement liés à la force et à son identité créatrices. De même, l’influence de l’art africain, pour lequel il se passionne et qu’il collectionne depuis ses années d’études à la Sorbonne, transparaît très nettement dans nombre de formes qu’il modèle. Ainsi crée-t-il un jeu d’échec sculpté pour son fils, dont les pièces revêtent l’apparence de statues africaines.
C’est d’ailleurs Tina Lorien qui supervise l’agrandissement des pièces figurant le roi et la reine. Offert par la Fondation du Prince au Lycée français de Copenhague, le couple de pièces attend aujourd’hui l’inauguration prochaine des nouveaux bâtiments de l’établissement scolaire pour quitter son entrepôt et venir en orner le parvis.
Le prince Henrik s’intéresse en outre à l’art abstrait et l’art français des années 1940-1950, et possède aussi une excellente connaissance du paysage artistique danois, dont il suit l’actualité avec intérêt. Enfin, son sens de l’humour est une composante récurrente de ses créations, qui se manifeste notamment dans le bestiaire fantastique qu’il imagine et que viennent compléter de nouvelles figures composites au fil des ans.
L’art au cœur ; au cœur de l’art
Si le prince Henrik acquiert véritablement, vers la fin de son existence, le statut d’artiste, il n’est pas seul à s’adonner à la pratique artistique. La reine Margrethe II de Danemark partage son intérêt pour l’art. Tout comme lui, la souveraine est une artiste plasticienne accomplie : elle peint, dessine et crée même des costumes, faisant l’objet de plusieurs expositions. Mais tandis que les créations de la reine sont connues du public, celles du prince restent longtemps réservées à la seule appréciation d’un cercle d’intimes.
En 2013, le couple royal présente ses œuvres ensemble pour l’une des premières fois, dans l’exposition PAS DE DEUX ROYAL – une rencontre artistique à Aarhus. Leur amour commun de l’art, qui constitue l’un des fondements de leur relation, est au cœur de cette exposition. Dans l’une des salles, un exemplaire en petit format de La Main du créateur, en marbre, côtoie une autre sculpture du prince Henrik intitulée Les Amants (Elskende par), en marbre elle aussi.
Le choix des commissaires de les présenter en regard l’une de l’autre renforce l’impression générale donnée par l’exposition d’un attachement simultané et inextricable du prince Henrik tout à la fois pour l’art et pour son épouse – comme si sa passion pour l’un et son amour pour l’autre venaient à se confondre et que l’expression de son amour pour la Reine était indissociable du geste artistique.
Entre ces deux sculptures, sur un mur peint en rouge, se détachent plusieurs poèmes composés par le prince Henrik. L’un d’eux, « Skytsengel » (« Ange Gardien »), trouve dans cette scénographie une résonance particulière, disant toute l’ambivalence du rôle de prince consort :
SKYTSENGEL
Som skumringens luftsyn
I et grænseløst himmelrum
Vil jeg være den skygge
Som følger dit fodtrin.
Et syn, som svinder
Mens ørkenen mørkner
En dunkel skygge
Du aldrig får at se.
Skjult i det bløde sand
Vil jeg værge og våge
Over de svage spor
Du træder på famlende fødder.
Hvad gør det mig
Hvor scenen er sat
Mit brændende ønske er blot At skjule din frysende krop Med min skælvende skygge. I det mørknende blå
Vil jeg jage blandt ulvene Uophørligt følge dit spor
Til vort evige stævnemøde.
ANGE GARDIEN
Dans les cieux infinis
Mirage du crépuscule
Je désire être l’ombre qui marche Dans tes pas.
Vision qui recule
Dans les déserts ternis Silhouette sombre Que jamais tu ne vois.
Dans les sables adoucis
Je trouverai asile
Afin de garder l’empreinte gracile De tes pieds indécis.
Qu’importe le décor
Où vaque mon âme ardente ? Je veux couvrir ton corps D’une ombre grelottante.
Puis dans le sombre azur Courant parmi les loups
Je prendrai l’éternel rendez-vous Pour suivre ton allure.
(Prins Henrik, Roue Libre - Frihjul, Poèmes - Digte, Poul Kristensens Forlag, 2010, pp. 92-93)
À sa lecture, Tina Lorien avait été très émue :
« En épousant la future souveraine du Danemark, le prince Henrik avait abjuré sa foi catholique, renoncé à une prometteuse carrière de diplomate, abandonné sa langue maternelle, changé son prénom et accepté de demeurer en retrait, dans l’ombre de Margrethe II. Malgré les quelques coups d’éclats rapportés par la presse, le prince était totalement dévoué à sa reine et au Danemark et c’est cette image que je garde de lui. »
La métaphore de l’ombre, filée à diverses reprises par le prince Henrik tant publiquement, lorsqu’il confiait n’être qu’une « ombre flottant dans l’ombre de la reine », « un général sans état-major », que dans son travail personnel d’écriture, revêt dans le poème une dimension plurielle : déclaration d’amour, de fidélité absolue et de soutien à sa bien-aimée, elle exprime aussi ses renoncements, une forme de déchirement et peut-être même des regrets.
Clap de fin : une mise en scène réglée dans les moindres détails
En effet, le prince Henrik ne cachait pas qu’il était tout à la fois meurtri et mécontent de n’avoir jamais obtenu le titre de roi consort qu’il espérait. Il ne manquait pas non plus d’évoquer la difficulté de tenir la place de second dans le couple royal et de décrire comment il s’était efforcé d’inventer et de créer le contenu du rôle protocolaire très vague qui lui échoyait. Il ira même jusqu’à refuser d’être inhumé dans la cathédrale de Roskilde aux côtés de la reine Margrethe II. Estimant qu’il n’avait jamais été considéré comme l’égal de sa femme au cours de leur vie, il ne souhaitait pas l’être dans la mort et décida donc qu’il ne reposerait pas auprès d’elle dans la nécropole royale.
Malgré cette décision, le prince Henrik chercha à montrer jusqu’au bout à son épouse l’amour qu’il lui portait. Et quelle meilleure manière d’exprimer cet amour que par une ultime démarche artistique ? La préparation de son dernier voyage fut donc l’occasion pour lui de déployer son talent de metteur en scène. Il conçu et régla jusque dans les moindres détails le déroulement de ses obsèques. Comme une dernière déclaration à la reine Margrethe II, il demanda que les couronnes de fleurs envoyées en signe de sympathie soient disposées sur le sol de l’église, faisant ainsi référence à un discours qu’il avait prononcé à l’occasion de leur mariage. Dans ce discours, le prince Henrik disait que se tenir aux côtés de son épouse, c’était comme se trouver dans un jardin en pleine floraison. Ainsi quittait-il celle qu’il avait aimée comme il l’avait rencontrée, au milieu d’un parterre de fleurs.
Son souhait de reposer là où il se sentait chez lui fut exaucé : ses cendres furent pour une partie dispersées en mer, et enfermées pour une autre partie dans une urne déposée dans le jardin privé du château de Fredensborg. À sa demande, Tina Lorien s’attèlera à la production posthume de plusieurs œuvres, dont un monument funéraire, agrandissement de la sculpture Le Cœur ouvert.
Jusqu’au bout, le prince Henrik créera, mû tant par l’amour de l’art que par celui qu’il portait à la reine, raconte Tina Lorien :
« Sur son lit de mort, il nous appellera depuis l’hôpital pour qu’une sculpture en marbre soit réalisée et offerte à Margrethe II pour son anniversaire au mois d’avril suivant la mort du prince. Elle n’était pas au courant. Il voulait la surprendre. Il était malade, il y avait évidemment des difficultés, mais il ne voulait pas que cela l’empêche d’achever ce qu’il voulait laisser derrière lui. »
Une production encore mal documentée : vers un catalogue raisonné ?
À l’origine, peu de gens hors de son cercle familial et amical savent que le Prince est aussi artiste. Diplomate de formation et par éducation, il ne souhaite aucunement attirer l’attention sur ce qui ne peut initialement être qu’un passe-temps, et sa création se fait discrète. Ses œuvres, ils les offre à ceux qui lui sont chers, ou en guise de présents lors de voyages et déplacements officiels. Aussi ignore-t-on aujourd’hui où se trouvent certaines de ses réalisations et combien d’œuvres l’ensemble de sa création compte réellement.
Depuis son décès, la Maison royale s’est attelée à répertorier tout à la fois les pièces des collections du Prince et les œuvres de sa main. Malheureusement, en raison de l’absence de documentation relative aux premières créations – documentation qui aurait permis la traçabilité des œuvres – et malgré la présence de modèles et dessins préparatoires – lorsqu’ils n’ont pas été perdus –, cette entreprise d’inventaire s’avère ardue. Il est encore difficile de localiser certaines pièces, d’en vérifier la description, de retrouver la date de leur création ou encore d’en connaître l’état actuel de conservation. S’ajoute à ces obstacles le problème des copies et moulages dispersés ici et là, décuplant la difficulté d’établir une liste exhaustive des créations princières.
Ces efforts pour inventorier l’œuvre du prince Henrik, tout comme les récents succès des ventes de ses collections et créations, confirment le statut d’artiste à part entière du prince Henrik. Certains de ses proches auraient même évoqué la possibilité de l’ouverture d’un musée consacré à sa création, même si cela demeure à l’état de projet pour l’instant.
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