Artiste danoise incontournable et active à la charnière des XIXe et XXe siècles, Anna Ancher (1859–1935) fait l’objet d’une rétrospective exceptionnelle.
L’occasion de (re)découvrir une artiste majeure, dont les expérimentations et choix picturaux radicalement modernes constituent un apport inestimable à l’histoire de la peinture danoise. En effet, l’œuvre d’Anna Ancher opère un tournant dans l’avènement de la peinture moderne, dépassant largement les cadres de l’école de Skagen, du mouvement de la « percée moderne »* scandinave ou encore du naturalisme, auxquels elle a souvent été associée. Une artiste au regard unique, fulgurant et subtil, à laquelle cette exposition rend tout à la fois hommage et justice.
Skagen, l’auberge familiale et la « percée moderne »
Anna Brøndum voit le jour en 1859 à Skagen, petit village de pêcheurs situé aux confins septentrionaux du Danemark, où ses parents tiennent une auberge. Cette pointe reculée ne devient accessible par voie ferrée qu’en 1890, alors qu’y affluent déjà de jeunes artistes peintres et écrivains pour en dépeindre la lumière, si particulière. D’une clarté éblouissante, les rayons du soleil nordique s'y reflètent sur les plages de sable blanc et sur la mer, fascinant les artistes. L’auberge familiale devient le lieu de rassemblement des jeunes gens, parmi lesquels on compte des acteurs majeurs de la « percée moderne » danoise, tels que Georg Brandes, Holger Drachmann ou encore l’auteur féministe Agnes Henningsen. C’est là qu’Anna Brøndum fait leur connaissance. Plusieurs de ces figures progressistes encouragent l’intérêt que nourrit Anna pour le dessin et la peinture. Elle prend ses premières leçons de peinture auprès de Karl Madsen, Viggo Johansen et bien entendu, de Michael Ancher, qui deviendra son époux en 1880. De leur union naîtra une fille, Helga, en 1883.
De la pointe nord du Danemark au sud de l’Europe : le grand tour d'une artiste à la fois ancrée dans sa communauté locale, et très internationale
Seule femme de l’école picturale à laquelle Skagen donnera son nom, Anna Ancher est également la seule au sein de la colonie artistique à être née dans le village et à y avoir vécu jusqu’à sa mort. Aussi Skagen, ses paysages de dunes et de landes, sa communauté villageoise et le quotidien de ses petites maisons de pêcheurs, comptent-ils parmi les sujets de prédilection d’Anna. Son œuvre regorge de scènes intimistes, relevant de la sphère domestique : mères et leurs enfants ; femmes cousant ou filant ; enfants jouant ; portraits de personnes âgées dans leur intérieur… Autant de sujets alors considérés suffisamment convenables pour être représentés par une femme. Pourtant, que l’on ne s’y trompe pas : si Anna Ancher opte pour des sujets conventionnels, son style est singulièrement novateur. Il marquera durablement la peinture danoise, lui permettant d’échapper à toute catégorisation trop hâtive.
Soutenue par sa famille, puis par son époux, Anna Ancher entreprend de suivre une formation artistique. Elle voyage beaucoup et, chose rare pour une femme à l’époque, continue de peindre après la naissance de son enfant, s’engageant ainsi dans une voie atypique. Entre 1875 et 1878, elle se rend régulièrement à Copenhague afin de suivre les cours privés de Vilhelm Kyhn, accessibles aux femmes (ce n’est en effet qu’en 1908 que celles-ci seront admises à l’Académie royale des beaux-arts du Danemark). Elle séjourne à Vienne en 1882, se rend ensuite en Hollande, en Belgique et en France, et visitera aussi plus tard l'Allemagne et l'Italie. En 1885, puis de nouveau en 1889, Anna est à Paris. Lors de son second séjour, elle fréquente l’école de Pierre Puvis de Chavannes, alors très renommée. C’est pour elle l’occasion d’observer le travail des impressionnistes et d’artistes français tels que Paul Gauguin, sur la lumière et la couleur – artistes dont elle verra également les œuvres exposées à Copenhague.
Les différents voyages d’Anna Ancher marquent profondément son regard, forgeant son style et orientant ses explorations chromatiques. Ainsi devine-t-on aisément dans ses tableaux l'influence de la peinture hollandaise du XVIIe siècle, des compositions aux intérieurs tranquilles de Vermeer, par exemple, baignées d’une lumière qui perce à travers des fenêtres dont les carreaux structurent la perspective, avant de se porter sur un pan de mur. Contemporaine du mouvement impressionniste, Anna Ancher est souvent rapprochée des artistes qui lui appartiennent. Ces derniers cherchent alors à saisir les innombrables inflections de la lumière et les changements qu’elle opère sur notre perception des couleurs, en fonction des moments de la journée ou des saisons. Il est vrai, et ce n’est qu’un exemple, que l’éclairage par touches légères de certains des pastels d’Anna Ancher peut évoquer le travail d'Auguste Renoir : des rais de lumière mobiles, représentés sur ses toiles par de petites notes lumineuses, dispersées ici et là, perçant à travers des branches d’arbres doucement mues par la brise. De même, la reprise d’un même motif par Anna Ancher, étudié encore et encore, avec une attention accrue portée à la lumière et à ses variations, n’est pas sans rappeler le travail sériel de Claude Monet, si attentif aux changements d’éclairage et de couleurs d'un même sujet.
Ces jeux, ces échanges, ces circulations entre l’art passé d’une part, l’élan moderne qu’embrasse l’école de Skagen d’autre part, et enfin l'environnement villageois immédiat d’Anna Ancher, contribuent à forger peu à peu le style et les images si singuliers de son œuvre : des formes et un espace pictural simplifiés – et donc finalement plus éloignés du naturalisme que ce qui a pu en être dit par le passé ; des couleurs tranchées – des violets éclatants, des roses, des jaunes vifs et forts ; et, au cœur de tout son travail : la lumière. Pour cette coloriste d’exception, la lumière n’est pas qu'un objet d’étude : elle est le sujet central de ses toiles et dessins.
De la lumière, encore de la lumière, toujours de la lumière
Dans la première salle de l’exposition, le visiteur peut ainsi observer les nombreuses études d’une figure de couturière, ainsi que le portrait d’une Femme de pêcheur cousant (ill. 1 et 2) – série d'œuvres auxquelles deux murs entiers sont consacrés. D’emblée, ce choix des commissaires plonge les spectateurs au cœur des préoccupations artistiques d’Anna Ancher : le rendu sur le plan de la feuille ou de la toile des jeux entre ombre(s), lumière(s) et couleur(s).
Anna Ancher, Étude de couturière en bleu, non daté, Skagens Kunstmuseer © Crédit photo : Skagens Kunstmuseer
Même dans les versions les plus abouties de ces portraits, les traits de la femme représentée se révèlent finalement secondaires, éclipsés par les expérimentations sur les nuances et les effets de lumière. C’est la multiplicité des teintes qui composent la lumière de Skagen et le subtil phénomène de la coloration des ombres qui captent l’attention presque exclusive de l’artiste. Ainsi voit-on des ombres franchement colorées, claires, saturées de bleu ou de violet, se porter sur la chevelure de ces femmes représentées à l’ouvrage. Dans sa toile intitulée de façon évocatrice Soleil couchant dans l’atelier de l’artiste, Markvej (ill. 3), le sujet représenté est la lumière. La démarche d'Anna Ancher, qui cherche constamment à la capturer, à la montrer, à la re-présenter, va dans ce tableau encore plus loin : travaillant la réalité physique et tangible de la peinture sortie de ses tubes et prélevée sur sa palette, elle donne littéralement corps à la lumière. En modelant des reliefs de peinture sur sa toile, elle traduit la lumière dans une matière palpable. Pour parfaire le rendu des ces rayons de soleil qui inondent son atelier, l’artiste dote ces derniers de nuances rosées et orangées d'une grande intensité. L’atelier n’est plus un espace construit autour de lignes – celles des angles où les murs se rejoignent, ou alors qui délimitent le plancher et le plafond. La lumière a pris le dessus ; une lumière diffuse, qui efface tout le reste. Ce sont les ombres violettes qui, en se fondant dans le bleu du mur au moyen de rapides petites touches de pinceau, donnent volume et structure à l’espace. En cela, Anna Ancher est véritablement un précurseur de l’art moderne et peut-être même de l’abstraction.
Anna Ancher, Femme de pêcheur cousant, 1890, Randers Kunstmuseum © Crédit photo : Randers Kunstmuseum
Ses contemporains ne s’y tromperont pas, d'ailleurs. En 1929, dans une lettre adressée au directeur de musée Karl Madsen, le peintre suédois Oscar Björck décrit son amie en ces termes :
« J’ai la plus sincère admiration pour Anna Ancher, à la fois comme personne et comme artiste. Elle est comme un rayon de soleil, et ses tableaux possèdent quelque chose que personne d’autre parmi nous ne possède à un degré similaire : un dévouement tranquille à la tâche et une palette aussi riche et savoureuse qu’un fruit bien mûr. »
Son don particulier pour portraiturer la lumière, dont elle fait la figure centrale de son travail, se déploie ainsi dans toute l’exposition, qui se fait fort d’inclure également des toiles relevant d’autres thèmes que ceux évoqués plus haut, comme les représentations de la vie religieuse de la petite communauté de Skagen.
Fenêtres ouvertes
Comme un clin d’œil lancé à Anna Ancher et faisant écho aux nombreuses fenêtres présentes dans ses scènes d'intérieurs, la scénographie de l’exposition elle-même s’articule autour de cimaises percées d’ouvertures. Les cadres de celles-ci, souvent peints dans la nuance de jaune qu’affectionnait l’artiste, démultiplient les perspectives. Ces fenêtres donnent au visiteur l’occasion d’exercer son regard et de prêter une attention spéciale à la lumière et à ses effets sur les œuvres exposées, à la suite d’Anna Ancher.
Anna Ancher, Soleil couchant dans l’atelier de l’artiste sur Markvej, après 1913, Skagens Kunstmuseer © Crédit photo : Skagens Kunstmuseer
En rendant compte de la variété de l’œuvre d’Anna Ancher, l’exposition réussit le beau tour de force de présenter une image plus nuancée, et donc plus complète, de l’artiste et de son travail. Une rétrospective à ne vraiment pas manquer !
* Moderne gennembrud : la « percée moderne » est un mouvement littéraire et artistique de révolte contre la société bourgeoise et la religion établie, qui se développe dans les pays scandinaves à partir du début des années 1870.
INFOS PRATIQUES sur l'exposition Anna Ancher :
L'exposition est présentée actuellement au Musée de Skagen du 13 juin au 18 octobre 2020 puis reviendra au SMK à Copenhague du 4 novembre 2020 au 31 janvier 2021.
Pour aller plus loin : pour les plus curieux, il est possible de se rendre dans la maison de Michael et Anna Ancher à Skagen, aujourd’hui transformée en musée. Restée inoccupée après le décès d’Anna Ancher, elle a été réhabilitée à la mort d’Helga Ancher, en 1964. Elle renferme la collection du couple d’artistes, avec plus de deux-cent-cinquante œuvres d’artistes danois, suédois, norvégiens, allemands, britanniques et néerlandais exposées. Fermée durant l’hiver, la maison rouvrira ses portes le 1er avril 2020.
Plus d’informations sur le site officiel de la maison d’Anna et Michael Ancher : https://skagenskunstmuseer.dk/en/museums/anchers-hus/